Alors que Dean Wareham réalise avec sa compagne Britta Phillips un nouveau disque de reprises enregistrées pendant le confinement, Quarantine Tapes, exhumation d’un Rendezvous datant de 2004.
C’était une belle journée de l’année 2004, une belle journée d’automne ou de printemps je crois. En tout cas, le soleil inondait la pièce des bureaux de la RPM – époque rue du Sentier – où nous recevions cette après-midi-là Dean Wareham, ce Néo-zélandais que tout le monde prend pour un Américain puisque c’est sur le Nouveau Continent que l’homme a mené un parcours du genre exceptionnel. Parangon d’une scène indie arrivé à son firmament – la fin des années 1980 et le début de la décennie suivante – alors qu’il est à la tête de Galaxie 500, il en est vite devenu l’une des brebis galeuses, accusé d’être l’unique responsable de l’implosion de ce trio qui maniait la naïveté avec une maestria bouleversante.
Enfant du Velvet, mais aussi de Lee Hazlewood et Nancy Sinatra, de Television ou de la new-wave britannique, Dean va tout de même finir par vivre ses rêves d’adolescence – et parfois, en revenir. Il a ainsi rencontré la plupart de ses héros (Lou, Alan, Debbie, Tom et consort) et fondé en 1992 un vrai supergroupe (à sa naissance, Luna était complété par le batteur des Feelies Stanley Demeski et Justin Harwood, bassiste de The Chills), qui sera finalement désigné par les médias américains comme la… “meilleure formation dont vous n’avez jamais entendu parler”. Qu’importe. Entre ironie et romantisme, humour et amour, érudition et autodépréciation, Wareham a continué son chemin d’artiste mélomane, toujours accompagné de sa (seconde) épouse et éblouissante comparse musicale Britta Phillips. Depuis belle lurette passé maître dans l’art de la reprise, qu’elle soit attendue (Beat Happening, Fred Neil, Jonathan Richman) ou étonnante (Michel Polnareff, Paula Abdul, Guns N’ Roses), ouvert aux collaborations, il reste un personnage à part de la scène musicale moderne. Lorsqu’on pense l’avoir cerné, voilà qu’il prend la route pour (re)jouer les chansons de Galaxie 500 ou qu’il reforme Luna. Fidèle en amitié – Sonic Boom ne dira pas le contraire –, ce dandy à l’allure chiffonnée était aussi l’un des seuls artistes capables de relever le défi lancé en 2010 par le Andy Warhol Museum et inventer des bandes originales sur mesure aux treize screen tests légendaires du pape du pop art (13 Most Beautiful… Songs For Andy Warhol’s Screen Tests) sans sombrer dans la caricature – sans doute parce que sa passion pour la chose musicale est depuis toujours mue par la curiosité et l’appétit de découverte, par l’envie de nouveauté et le respect du passé.
À la tête d’une discographie forcément pléthorique, auteur d’une sublime biographie parue en 2008, Black Postcards – A Rock & Roll Romance – tellement sublime que mon ami Etienne a mis presque dix ans à me la rendre –, superviseur de bandes originales de films, Dean Wareham était sans nul doute l’une des cibles les plus parfaites pour se plier à l’exercice du blind-test – une idée que nous avions piquée aux Inrockuptibles, tant celui réalisé par Pascal Bertin avec Daniel Darc à la fin des années 1980 m’avait marqué (et sans doute donné envie de faire ce métier-là sans savoir si c’était vraiment un métier) –, où chaque disque choisi n’est pas là pour piéger l’artiste-auditeur mais pour mieux l’inviter à se raconter. Autour de quelques bières, avec dans le rôle du DJ l’impériale Estelle Chardac et dans celui de photographe l’impassible Thomas Bartel, alors que Luna venait de sortir son septième album, RendezVous, avant une séparation programmée, nous avions donc retracé le parcours assez dingue de Dean Wareham. Et à l’époque, ça donnait à peu près ça.
THALIA ZEDEK, Excommunications (Everybody Knows)
Je ne vois pas du tout. Thalia Zedek ?! J’aime beaucoup ce morceau, en tout cas. J’ai à la maison ce qui doit être son tout premier single en fait, qu’elle a sorti au milieu des années 80 avec une formation de Boston, Dangerous Birds. Ensuite, quand elle a rejoint Live Skull, ce groupe a pris une autre dimension. Et j’aimais bien le premier album de Come. Mais je ne connais pas ce disque-là. Il est produit par Bryce Goggin, vous dites ? On a choisi d’enregistrer avec lui car il est très fort pour rendre justice à un son live. Dans son studio, à Brooklyn, il n’existe pas de séparation entre la table de mixage et l’endroit où l’on enregistre, tout le monde se retrouve dans la même pièce. On a donc vraiment travaillé dans les conditions d’un concert, en réalisant le moins de prises possible. C’était une expérience assez libératrice. Peu de gens bossent de cette manière aujourd’hui. Je ne suis pas contre les nouvelles technologies, mais je pense sincèrement qu’on se doit de jouer et d’enregistrer ensemble : enfin, c’est là que réside la différence entre un groupe et un projet. J’aimais aussi l’idée de tout boucler en trois ou quatre semaines. Avec Galaxie 500, il nous est arrivé de faire des disques en deux jours… Je suis de ceux qui sont persuadés que la première idée et la première prise sont souvent les meilleures.
LUNA, Broken Chair
(extrait de l’album RendezVous, 2004)
Pour la première fois depuis qu’il est dans le groupe, Sean (ndlr. Eden, guitariste arrivé juste après l’enregistrement du premier Lp, Lunapark, en 1992) s’est risqué à chanter. Sur deux chansons, qui plus est ! Il a une très belle voix, mais n’a aucune confiance en lui. Par le passé, il a bien souvent composé la moitié d’un morceau avant de me demander de le terminer et de l’interpréter. C’est dommage… D’autant que Broken Chair est sans doute l’un des plus jolis titres de cet album.
BOBBIE GENTRY & GLEN CAMPBELL, Mornin’ Glory
(extrait de l’album Bobbie Gentry & Glen Campbell, 1968)
(Immédiatement.) Bobbie Gentry, en duo avec Glen Campbell ! Mes parents avaient ce disque, je devais à peine avoir dix ans les premières fois où je l’ai entendu. J’adore ces deux artistes. On oublie trop souvent que, avant d’être un fabuleux interprète, Campbell est un fantastique musicien. Tout comme Bobbie Gentry, d’ailleurs. Aux États-Unis, elle n’est pas si connue et les compilations les plus récentes ont été réalisées en Australie et en Angleterre. Elle a une voix magnifique. Personne ne sait ce qu’elle est devenue. Elle doit être mariée avec un type très riche… Plus sérieusement, cet album a eu une influence certaine sur L’Avventura, le disque que j’ai enregistré avec Britta Phillips, la bassiste de Luna. Au même titre que les premiers Bee Gees, Here Comes The Sun de Nina Simone, les Scott Walker… Des amis m’ont souvent dit : “Si tu aimes tant ce genre de trucs, pourquoi n’essaierais-tu pas de faire quelque chose dans cette veine ?” Je suis très fier du résultat, même si sa genèse n’a pas été des plus simples. Au départ, je devais l’enregistrer seul, puis j’ai décidé d’impliquer Britta, qui a d’ailleurs écrit de très beaux arrangements de cordes, ce dont je suis incapable. Ensuite, il ne devait y avoir que des reprises et l’on a fini par composer cinq originaux. Selon moi, un album réussi n’est pas forcément lié à la somme de travail, mais plutôt de la somme de bonnes idées auxquelles on rend justice. On a eu la chance de travailler avec Tony Visconti, un type tout simplement prodigieux. Nous avons le même manager que… David Bowie, et c’est lui qui nous l’a suggéré. Pourtant, au début, je n’étais pas trop sûr de la pertinence de ce choix, même si Tony a bossé sur plein de chansons que j’adore, comme celles de T-Rex, ou Golden Brown et Strange Little Girl des Stranglers. J’avais peur qu’il nous prenne de haut. Mais quand je lui demandais “on aimerait que ça sonne comme Lee Hazlewood”, il répondait : “Ça, je sais faire…” Au final, c’est l’un des meilleurs producteurs que j’ai croisé. Avec Britta, on vient d’ailleurs de retravailler avec lui, pour un titre destiné à une compilation commandée… par la chaîne Starbucks, sur le thème très original des chansons d’amour. Nous avons repris Forever de Dennis Wilson (ndlr. l’originale est présente sur l’album Sunflower des Beach Boys en 1970). Oui, j’ai honte d’avoir accepté : il y a quelques années, j’aurais certainement refusé ce genre de projets. Mais avec l’âge, on ramollit.
SPACEMEN 3, Walkin’ With Jesus
(extrait de la compilation Losing Touch With Your Mind…, 1991)
(Dès le premier accord.) Walkin’ With Jesus. La dernière fois que Pete Kember (ndlr. l’état civil de Sonic Boom) est venu à la maison, il a cassé ma télé… D’un point de vue technique, c’est le musicien le plus faible que j’ai jamais rencontré, il est un peu comme Brian Eno. (Rires.) Ce ne sont pas des virtuoses, mais ils trouvent toujours des idées démentes ! Comme il a adoré L’Avventura, il nous a proposé de remixer certains morceaux, et c’est devenu Sonic Souvenirs. Le résultat est très intéressant. Parfois, il n’a gardé qu’un accord de la chanson… Il est possible que l’on enregistre quelque chose ensemble, un jour. Ses disques sont de plus en plus expérimentaux et abstraits. Nous partageons pas mal de goûts musicaux. Mais lui est une véritable encyclopédie vivante. Il a sorti cette année une compilation sur le label espagnol Munster, Spacelines: Sonic Sounds For Subterraneans, où il a sélectionné vingt chansons qui représentent les racines de Spacemen 3 : tu trouves les Staple Singers, Bo Diddley, Rolf Harris, que des trucs incroyables. À la fin des années 80, Spacemen 3 était mon groupe anglais favori.
NEW ORDER, Ceremony
(extrait du single éponyme, 1981)
(Il bat la mesure.) D’accord, je vois… Ceremony est le meilleur 45 tours de ma discothèque. Et là, je suis sensé ajouter quelque chose ? Ah oui : je n’ai pas trop aimé le dernier album de New Order (ndlr. il s’agissait à l’époque en 2001 de Get Ready). De toute façon, collaborer avec Billy Corgan est toujours une erreur. On a bien sûr repris Ceremony avec Galaxie 500. Notre version live n’était pas trop mal. En revanche, je ne suis pas persuadé que l’on ait été inspiré de la jouer à Manchester : je crois que le public s’est senti offensé… Moi-même, j’avais eu ce genre de réaction lorsque j’avais vu Gang Of Four en concert à New York livrer une piètre version de Sweet Jane. Avec Galaxie 500, notre rêve était d’enregistrer avec Martin Hannett… On a récemment sorti un double DVD regroupant nos vidéos et surtout, des extraits de concerts (ndlr. Don’t Let Our Youth Go To Waste, aujourd’hui épuisé). Je n’avais pas parlé à Damon et Naomi depuis des lustres avant qu’on ne se plonge dans ce projet. Ils m’en ont voulu très longtemps à cause de la séparation. Pourtant, on s’était bien amusé… Tenez, si j’ai un conseil à donner : ne formez jamais un groupe avec vos meilleurs amis.
TELEVISION, Venus
(extrait de l’album Marquee Moon, 1977)
(Il chante.) Encore un morceau qui ne m’est pas inconnu… Je les ai vus pour la première fois sur scène il y a un an et demi et Luna a ouvert pour eux il y a six mois. Même si je peux en comprendre les raisons, je trouve en général que les reformations sont une très mauvaise idée. On ne peut pas remonter le temps : les gens changent, et les époques aussi. Il est impossible de recréer une essence qui était la résultante d’une période donnée, d’un lieu précis. Marquee Moon est l’un de mes dix albums favoris de tous les temps. Mais je n’ai jamais trouvé que Luna ressemblait à Television, malgré ce que l’on a pu trop souvent lire. Certes, Tom Verlaine a joué sur Penthouse, et il est évident que sur 23 Minutes To Brussels, tu reconnais immédiatement son style… Mais bon, toute ressemblance s’arrête là ! En fait, j’ai rencontré à peu près tous les héros de mon adolescence : Alan Vega, les Talking Heads, Debbie Harry, Lou Reed, John Cale… Et même Lee Hazlewood, que j’ai interviewé pour le magazine CMJ. J’en garde un excellent souvenir. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il adore parler du passé. Surtout si tu arrives à le faire boire.
ANGEL CORPUS CHRISTI + DEAN WAREHAM, Je T’Aime (I Wanna Boogie With You) (extrait du single éponyme, 1993)
Je n’avais pas écouté ça depuis des lustres ! Au départ, nous avions prévu de faire Je T’aime (Moi Non Plus), mais en arrivant en studio, Angel m’a dit qu’elle préférait reprendre I Wanna Boogie With You de Lou Reed, d’où ce medley un peu bizarre. Angel est… Comment dire ? Oui, voilà, obsédée par Lou Reed ! Elle a même écrit une chanson intitulée Lou Reed’s Hair. Elle est très drôle. Nous sommes toujours en contact. J’ai toujours adoré enregistrer des reprises. J’aime me retrouver confronté aux émotions d’un autre. Je crois que la production musicale d’aujourd’hui serait de meilleure qualité si les groupes enregistraient plus de covers. Si on se tourne vers l’âge d’or, pardon, vers les années 60, on remarque que c’était la norme. Et l’on avait des albums avec dix chansons géniales. Dans celles que j’ai enregistrées avec Luna, ma préférée reste sans doute Indian Summer de Beat Happening. J’aime aussi beaucoup nos deux versions de Bonnie & Clyde. Je suis assez francophile, en fait, puisqu’on s’était aussi attaqué à La Poupée Qui Fait Non de Michel Polnareff pour la compilation Pop Romantique. Personnellement, depuis une dizaine d’années, je trouve que la musique la plus intéressante n’est pas l’œuvre des Américains ou des Britanniques. Elle vient d’Allemagne, d’Espagne, de chez vous… C’est une première dans l’histoire. Jusqu’à présent, le rock, la pop étaient par essence anglo-saxons.
DUSTY TRAILS, Est-Ce Que Tu…
(extrait de l’album Dusty Trails, 2000)
(En français.) Qu’est ce que c’est ? Je suis impardonnable, car j’ai cet album en plus ! Et je connais bien Vivian Trimble : je l’ai rencontrée il y a quelques années à un concert de The Prodigy, pour lequel j’avais dû avoir des invitations. Elle a même joué du clavier sur Romantica. Récemment, j’ai joué dans un film, Piggie, réalisé par Alison Bagnall (ndlr. qui a aussi coécrit Buffalo ’66) et j’avais demandé à Dusty Trails, qui s’est depuis séparé, de composer la majeure partie de la musique. J’ai aussi tenu un petit rôle dans un épisode de la série… New York Police Judiciaire ! Mais je ne me considère pas comme un acteur pour autant, même si j’ai failli jouer dans Clean. On m’a demandé si j’étais libre. J’ai répondu oui, et ça s’est arrêté là. C’est bien le genre de trucs qui n’arrivent qu’à moi. Et dire qu’Olivier Assayas était venu voir Galaxie 500 en concert à Paris…
LE MANS, Un Rayo De Sol
(extrait de l’album Le Mans, 1994)
J’avais choisi cet excellent morceau pour la BO d’un film de Noah Baumbach, intitulé Highball (ndlr. sorti en 1997). Tiens, ça me fait penser que j’ai adoré l’album d’une autre artiste espagnole, Ana D. À une époque, je ne pouvais me passer de son disque (ndlr. Satélite 99, également réalisé par Elefant Records, en 1999). Ça m’arrive de temps à autre, ce genre de coups de foudre. J’ai eu le même rapport avec le disque d’Hope Sandoval. Et celui de Vincent Gallo, même si ce type est un horrible bâtard républicain et vaniteux… En ce moment, je travaille sur le prochain long-métrage de Noah (ndlr. Il s’agit soit des Berkman Se Séparent, réalisé en 2005, soit de Margot At The Wedding, sorti sur les écrans en 2007), je sélectionne à nouveau des chansons. J’adore faire ça, même si cela signifie qu’il n’existe plus aujourd’hui de compositeurs de bandes originales dignes de ce nom… Ou trop peu.
NANCY SINATRA, Let Me Kiss You
(extrait de l’album Nancy Sinatra, 2004)
(Il réfléchit.) On dirait du Morrissey… Mais c’est le nouveau Nancy Sinatra ! Elle a aussi récemment réalisé un album avec Lee Hazlewood, mais il n’est sorti qu’en Australie : ça laisse songeur, quand même… Je viens de la rater sur scène à New York. L’idée d’écrire pour des gens comme elle m’attire assez. À une époque, quand j’étais en publishing chez Polygram, devenu depuis Universal, je recevais régulièrement une liste de tous les interprètes ayant besoin de chansons, du style “Britney cherche compositeurs pour des morceaux dans la veine de…” Je n’ai jamais répondu.
ECHO & THE BUNNYMEN, The Killing Moon
(extrait de l’album Ocean Rain, 1984)
Le nouveau Interpol, bien sûr ! Je peux passer à confesse aujourd’hui : j’ai volé Ocean Rain à sa sortie car je n’avais pas assez d’argent pour me l’acheter. Quel disque ! Mais j’ai toujours trouvé que Ian McCulloch en faisait un peu trop, surtout dans les interviews ! Vous avez choisi ce titre pour évoquer la fin de Luna, je suppose… On a pris la décision avant même d’enregistrer RendezVous. On ne voulait rien dire au départ, et puis, ça nous a paru idiot d’en faire un mystère. Sept albums de Luna, c’est sans doute suffisant pour le monde. (Sourire.) Mais j’ai d’autres projets : le disque avec Sonic Boom, un deuxième album avec Britta. Il existe tellement de raisons justifiant cette séparation que je ne sais même pas par où commencer. De toutes façons, un groupe ne peut pas durer éternellement… Mais tel est le cas de toute relation humaine, non ?