Après In the Shape of a Storm (2019) et What’s New, Tomboy? (2020), deux albums enregistrés pour le compte de Mama Bird, le label de Portland (Orégon), Damien Jurado revient avec le superbement nommé The Monster Who Hated Pennsylvania, nouvel album qui est aussi la première référence de Maraqopa, la maison de disques qu’il vient tout juste de lancer. Désormais âgé de 47 ans et déjà auteur de dix-huit albums studio, Jurado lance donc le dix-neuvième en toute indépendance, prenant un virage décisif et très significatif qui semblait aussi un peu inévitable dans la carrière d’un artiste de sa nature et de sa dimension. En effet, si l’œuvre de Damien Jurado est aujourd’hui si imposante et si variée c’est avant tout parce que son auteur a toujours su la construire à une échelle résolument humaine. Bien sûr, on pourrait considérer que le succès modeste de ses disques l’y a largement invité, mais ce n’est pas la seule raison. Si des albums comme Ghost of David (2000), Where Shall You Take Me? (2003) ou The Horizon Just Laughed (2018) semblent si attachants, c’est avant tout parce qu’ils restent focalisés sur l’intime, les détails, les joies et les tempêtes qui font une vie du quotidien. Depuis des années, Damien Jurado s’est ainsi appliqué à développer une œuvre sensible et juste dont l’une des principales ambitions demeure de prendre le pouls de cette Amérique du hors-champ que personne ne regarde ou ne raconte jamais. Pour cette raison, il s’est toujours appliqué à rester dans une forme d’artisanat qui, in fine, ne pouvait déboucher que sur une forme d’autonomie punk. Do It Yourself, donc.
Premier fruit de cette reprise en main, The Monster Who Hated Pennsylvania s’inscrit dans la parfaite lignée de ses prédécesseurs : il renvoie au dépouillement salutaire de In the Shape of a Storm (Minnesota, Joan) et contient aussi, grâce au retour du bassiste Josh Gordon (présent aux côtés du chanteur depuis The Horizon Just Laughed en 2018), les superbes lignes de basse qui offraient un relief étonnant à certains des meilleurs titres de What’s New, Tomboy? Sur des titres comme Helena (« The world is a liar / The stars a are a must »), l’imparable Jennifer ou le très beau Song for Langston Birch, dont la ligne de basse sinueuse évoque carrément le Van Morrison d’Astral Weeks (1968), le résultat s’avère particulièrement convaincant. En fin de disque, le fantomatique Male Customer #1 (« The loneliest place I’ve ever been was in your arms ») a quelque chose du Palace des grandes années, mais rappelle aussi le Jurado plus ombrageux de Ghost of David. Cette dernière référence, qui renvoie aussi à la dimension la plus expérimentale de son œuvre, se retrouve aussi sur le meilleur titre de l’album, le génial Johnny Caravella qui s’avance lentement, mais inéluctablement, vers un somptueux crash bruitiste qui est clairement ce que Jurado a fait de mieux depuis des années. On croise les doigts pour que ce titre fantastique soit aussi annonciateur de ce que sera l’un ou l’autre des six ou sept albums que Jurado se dit prêt à enregistrer dans les mois qui viennent. Ce qui est sûr, c’est que The Monster Who Hated Pennsylvania est probablement le meilleur album de Damien Jurado depuis des lustres. Sa nouvelle vie d’artiste complètement indépendant pouvait donc difficilement mieux commencer. Déjà un des albums de l’année.