Le patriarcat doit disparaître comme un lointain souvenir de l’histoire.
Guillaume Kosmicki
Si vous n’avez pas fui, râlé, crié au loup, trollé ou ricané en lisant cette épigraphe extraite de la conclusion du dernier ouvrage de Guillaume Kosmicki, Compositrices, d’abord merci, et : la lecture de ce livre vous enthousiasmera, stimulera, interrogera pour peu que vous ayez du goût pour les perspectives, l’histoire et l’historiographie, et (un peu, un tout petit peu, ou alors beaucoup) la musique et la musicologie. Dans le cas contraire, on se permet de douter que vous preniez le temps de lire le livre avant d’émettre un avis dans votre cerveau, à voix haute, sur un réseau, en commentaire du présent article, etc. Pour information : ça ne vous fera pas exister plus, ni moins. Et donc merci de, hein, voilà.
Passons aux choses plus sérieuses : pourquoi est-ce un mec qui écrit ce livre ? Il y a un millier et il n’y a pas de réponse. Une éventuelle piste biographique : Kosmicki, qui vit de son activité de conférencier, s’est vu commander une présentation sur les compositrices en 2012, et porte depuis ce projet copernicien[1] y compris pour un musicologue, la musicologie s’étant instituée dès sa naissance officielle à la fin du XIXe siècle en discipline profondément patriarcale, centrée sur la notion de génie et de grand homme. Les ressources musicologiques, scientifiques comme de vulgarisation, soulignent statistiquement l’invisibilisation des compositrices – cf. le nombre d’entrées qui leur sont dédiées dans les ouvrages de référence, une statistique parmi pléthore. La culture, l’ouverture de Kosmicki – il a été un acteur engagé de la scène free party et lui a consacré un pavé d’histoire orale incontournable et qui dépasse son objet de surface – l’ont habitué à l’activité copernicienne et l’ont porté ici, vers l’évidence, après l’écriture des indispensables trois tomes de Musiques savantes (qui commencent avec Franz Lizst et s’achèvent après John Zorn et au-delà). C’est un engagement continu.
Il occupe un espace, mais en conscience et pas en vain.
Revenons à peine sur nos pas : “génie”, une notion patriarcale ? À tous les titres, oui. La figure du génie torturé qui lutte contre vents et marées, qui éclaire l’humanité de son glorieux fanal – pendant que Bobonne fait la soupe –, a nourri tellement de biais esthétiques, l’absolu, toussa, que même dans la pop, et grâce notamment à, disons, le (post-)punk, il est passionnant d’observer la déconstruction continue de la figure du génie se faire pour revenir à l’essentiel : la présence à soi et à l’autre (c’est la même chose) dans les trois minutes d’une œuvre, qu’elle soit jouée à Bayreuth ou dans mon salon. Le reste, c’est de la littérature, et pas la meilleure.
Plus encore, à côté : le référentiel unique et pénible du génie (héritage pour la musicologie de la musicographie romantique) voile l’expérience esthétique dans les brumes notamment du male gaze, conjugué/pétrolant à la hiérarchie entre ce qui est œuvre et ce qui ne l’est pas. Les sempiternelles “quelques pièces charmantes/gracieuses/délicieuses pour piano” de telle ou telle compositrice, dont regorgent les rares notices des ouvrages type Candé, sont suspendues à plusieurs fils. Parlerait-on avec la même condescendance – au hasard – D’ainsi parlait Zarathoustra ? Parlerait-on jamais de New Order ?
Qu’est-ce qui a fait, au-delà de ce grotesque folklore, que les compositrices ont laissé des traces longtemps infiniment moins nombreuses que les compositeurs, ont parfois quasi disparu, ont exercé parfois dans tel ou tel genre plutôt que tel autre, ont eu accès/ont été cantonnées à tel ou tel espace/audience, ont été connues et/ou reconnues et/ou comme instrumentistes, (rarement) valorisées ou non ? C’est l’une des faces de Compositrices, qui propose selon un plan chronologique une histoire de la musique pratiquée par les femmes, replacée dans un contexte musicologique et plus largement historique – ambitieux et passionnant – reprenant le découpage classique de l’histoire de la musique savante occidentale : Antiquité, Moyen Âge, Renaissance, “baroque”, “classique”, XIXe siècle, période moderne, période contemporaine. Les allers et retours, changements de perspective, focus, sont incessants et dynamiques, signalant l’excellence didactique de l’auteur-conférencier. Cette histoire alterne avec des notices de quelques pages consacrées à des compositrices : éléments biographiques, présentation et analyse des œuvres contextualisées, historiographie, conseils d’écoute. Tout aussi passionnantes, on y découvre la byzantine Kassia ou l’alsacienne Marie Jaëll, on y retrouve Fanny Hensel/Mendelssohn et Beatriz de Die, Éliane Radigue et Mary Lou Williams ou Emahoy Tsegué-Maryam Guèbrou parmi des figures plus “habituelles” comme Betsy Jolas, Sofia Goubaïdoulina ou Carla Bley, et on se prend les obligatoires et salutaires baffes dans la gueule par Joëlle Léandre.
Le livre peut se lire d’une traite ou se piocher à n’importe quelle page, tel il est inrésumable, forcément et dès à présent daté pour le meilleur jusqu’au prochain qui viendra poursuivre, accompagner, compléter un effort général et récent – les sources en bibliographie et en notes témoignent de l’ampleur de ce travail collectif et inéluctable.
On rêve d’un livre de la même densité musicologique et historiographique nourri par les innombrables études en cours pour la musique qui occupe plus régulièrement ces colonnes, la musique dite populaire et moderne. Il suffit de noter la persistance de la figure de “chanteuse” depuis sa “sublimation” par l’équipe pas la moins misogyne de New York en 1967, devenue un poncif du male gaze, la voix éthérée et le groupe derrière, et de s’étonner à quel point il s’agit d’un impensé parmi d’autres, pour constater que la route est passionnante.
Rendu là de nos modestes élucubrations, nous retrouvons ce qui n’est pas le moindre des mérites du livre de Guillaume Kosmicki : il y a des montagnes d’œuvres qui ont été perdues, d’autres qui n’ont pu avoir lieu, d’autres enfin que l’on a la joie de pouvoir découvrir.
Compositrices par Guillaume Kosmicki est sorti chez Le mot et le reste.
[1] Copernicien, absolument : on vire la Terre du centre (de nos têtes) et on la regarde tourner autour du Soleil, parmi d’autres astres, en buvant un Manhattan ou un Old-Fashioned et en se faisant traiter de woke.