A chantar m’er de so qu’eu no volria
Je chante ce que je préfèrerais taire
Tout commence par une statue.
Aucune statue n’est anodine, on le sait depuis longtemps, on le sait aussi depuis Bronze de Bertrand Belin, une chanson pas anodine sur la vanité de qui érige.
Sur la place de l’Évêché de Die, plus souvent appelée par les habitants “place de la Comtesse”, se trouve un buste à l’origine de ce nom d’usage, érigé par des occitanistes du XIXe siècle. Il représente Beatriz, comtesse de Die.
Il est facile, comme partout, de passer à côté, et c’est ce que longtemps peut-être Kate Fletcher, résidente du pays diois qui a notamment publié le formidable Theories of Entanglement l’an passé, a fait : passer à côté, jusqu’à ce que Sofia Neves attire son œil et/ou son oreille sur la comtesse. C’était en 2015.
Beatriz, comtesse de Die, qui vécut au XIIe siècle, est l’autrice de la seule chanson séculaire, paroles et musique, due à une femme et qui nous soit parvenue depuis le Moyen-Âge – quelques autres textes d’elles, et de quelques autres trobairitz (le féminin de “troubadour”), figurent dans les chansonniers, mais seul cet air n’a pas été perdu : A chantar m’er de so qu’eu no volria.
Une chanson dont la mélodie superbe rapidement obsède Fletcher et irrigue ses travaux, ses improvisations, tandis que le texte la laisse d’abord à la porte. Puis l’esprit suit ses cours nombreux, et Fletcher s’interroge : les montagnes qui environnent Die avaient-elles le même aspect à l’époque de la comtesse ? Il s’agit alors de laisser l’affaire se creuser, de laisser de côté les traductions mielleuses auxquelles elle a d’abord eu accès et qui l’ont empêchée pour prendre d’autres détours, et de rencontrer – de s’abreuver notamment de versions qui disent toujours leur époque, parfois la beauté – et Montserrat Figueras, et Jordi Savall, parmi tant d’autres.
Un monde s’ouvre en mondes : “Trobar : trouver. Trobairitz : trouveuse. Nommées, anonymes, textes aiguisés, sons percutants, femmes artistes… Catharisme, Occitanie, le fin’amor, le paratge… Un monde s’ouvrait à moi, très loin de la caricature que j’avais en tête du Moyen-Âge : pas un homme en collant en vue.” Une abondante littérature existe en français mais aussi en anglais sur l’événement du trobar, des historiographies renouvelées, contrastées, débattantes, passionnantes, et des traductions contemporaines dont le souffle privilégie la présence plutôt que la distance – Claudia Keelan en premier lieu contribue à décapsuler une attitude – trouveuse – maintenant – ici – un écho, une résonance, Gérard Zuchetto et sa somme La Troba également.
Et que trouve-t-on d’abord, ensuite ?
Des échos, toujours, par la radio, par la pop qui sauve la vie, on le sait, et qui chante ce que déjà Beatriz chantait, Denise LaSalle dans Trapped By this Thing Called Love ne veut pas ressentir ce qu’elle ressent, cet amour-là, Alicia Keys dans A Woman’s Worth dit de nouveau, de toujours, comme Beatriz, le savoir de sa propre valeur.
Ni ma beltatz ni mos pretz ni mon sens…
Les choses dépassent les gens. Qu’est-ce qu’une trouveuse ? Et qu’y a-t-il à trouver, par exemple, autour de Beatriz, pour une trouveuse comme Kate Fletcher ? Ne pas reconstituer ce qui n’est plus, mais constituer autour de ce qui jamais ne disparaît, les présences, et en ce sens s’entourer, travailler en bande, envisager – quoi ? – le sens des échos, les directions qu’ils indiquent. Le chansonnier qui garde trace parmi les autres de la comtessa de Dia a été établi près d’un siècle après sa mort, et ce qui est dit de chacun·e dans les vida, ce qui est sauvegardé, postérisé, déjà est un écho de vies et de chansons depuis longtemps vécues, conçues, ressenties par leurs auteur·ices. Les vies ont passé, les personnes ont disparu, et pourtant dès à l’époque ce qui ressent tremble assez pour finir en trace écrite, trace que le hasard épargne ou non, on ne sait jamais, on ne peut jamais prévoir.
Célèbre sans aucun doute, la comtessa voit pourtant sa vida réduite à une phrase, au résumé de ses histoires relationnelles : le nom de son mari, et celui de l’homme qui inspira ses chansons. Et voilà. Et évidemment les autres vida sont plus disertes, comme on l’imagine sans peine. On a l’habitude de cette étrange habitude. Le reste, les fantasmes, s’accumule au fil des siècles pour créer une figure de comtesse éloignée de la possibilité d’une personne, et qui ne dit que ce que c’est de déverser[1].
Pourtant l’œuvre – géniale – résonne, interroge, remue y compris par son devenir : qu’est-ce que traduire, qu’est-ce que jouer, qu’est-ce que s’intéresser aux chansons de quelques adolescentes parmi des hommes ?
Et que faire ?
Rencontrer, créer, par captation d’échos. Chanter la chanson. Et chanter le silence dans la chanson, dans de la musique autour de la chanson, et parmi de nombreux projets dont certains ont été compliqués par la pandémie, rendre la chanson à son autrice sur un disque-livre, un effort collectif intitulé Beatriz MMXXI, inscrit dans la démarche de matrimoine[2].
La première écoute est un choc, qui ne s’altère pas dans la répétition.
Hormis les voix de Fletcher, du chœur dirigé par Greg Gilg et des occitanophones disant, l’instrumentarium est réduit à des cordes surtout frottées, quelques fois pincées, glissées, exclamées, surprises, prenant toujours leur temps – on n’est pas morton-feldmanien ici à proprement parler, mais on sait cette langue et d’autres sans l’ombre d’un doute. Et c’est ce qui fait l’un des événements de ce disque : son acceptation de la contemporéanité, de la vie de ses acteur·ices, de leurs nombreuses langues, de leurs voix qui cheminent, croisent, superposent – Kate Fletcher et Plee Lawrence, à la direction musicale et à la composition-organisation des plages autour de la chanson – avec l’aide de Gilg sur une collection d’improvisations et d’Anne Deval pour les mots –, proposent un pont fantastique plutôt qu’une reconstitution, un lieu unique et pourtant universel, mouvant, méditerranéen, occitan – ouvert – et surtout inspiré par toutes les rencontres musicales qui ont irrigué leurs vies et excèdent l’horizon d’attente esthétique d’un tel projet. Il suffit de s’asseoir, d’écouter : la musique est tellement à l’os, et pourtant – évidemment – tellement riche, évocatrice, taiseuse et affirmée, assumée – une idée de ce qui peut se trouver, le résultat de ce qui peut être trouvé quand on se tient là – où ? – dans la chanson de Beatriz, comtessa de Dia, chanson qui ouvre et presque clôt le disque – une coda, une variation arabo-andalouse, rappelle ce qui dans le miracle occitan, le miracle du fin’amor, endroits et envers, se partage sans frontière avec le monde arabe, avec le monde.
Me mérites-tu ?
Tu es formidable, mais me mérites-tu ?
Je chante ce que j’aurais voulu ne pas chanter.
Je chante l’amour.
L’amour a une histoire, des histoires, sombres et lumineuses, douces et dures, aux contours jamais immobiles, comme la mélodie de la comtessa et comme les pièces qui ici la sertissent, comme le livre inspirant qui accompagne le disque – les photos sont superbes, humaines. S’y dévoilent des êtres, des échos de la comtessa – un morceau s’intitule Le Chœur des anonymes, aussi beau que son titre, un autre Saphismo o no, d’après un texte de Bietris de Romans, une autre trobairitz qui chante par-delà les genres.
On réécoute dans une boucle ininterrompue ces plages concises, à la prise de son transparente, on s’émerveille de découvrir sans fin des recoins dans ce qui paraît pourtant si spacieux – paradoxe délicat, un peu métaphysique, presque crucial, on ne peut plus évident. S’y réverbèrent les vies des créatrices invisibilisées, amoindries, un frémissement familier – une vie qui les contient toutes, l’infini·e – c’est là – c’est un disque de trobairitz, c’est un disque sans auteur·ice sur la pochette, c’est la dernière – jusqu’à la prochaine – vie de Beatriz, comtessa de Dia.
Le livre-disque Beatriz MMXXI est disponible à la commande sur le site du Paradoxe du singe savant, et sur Bandcamp.
[1] L’inauguration de la statue de Die en 1888 par les félibriges est un chef-d’œuvre du genre : seuls des hommes s’expriment, la personne qui a créé la statue est présentée ainsi, “Mme Clovis Hugues”. Il s’agit en réalité de Jeanne Royannez. Le panneau qui à l’époque de la découverte de Beatriz par Fletcher présente la statue ne situe pas la vie de l’autrice dans le bon siècle, et la sculptrice voit son nom à la fois nié et écorché en Mme Johannes-Hugues. [2] Le terme en ancien français matremuine apparaît en 1155, avant d’évoluer puis de disparaître, comme tant d’autres, et de réapparaître, enfin.