J’ai passé la semaine coincé, avec le sentiment de vouloir péter plus haut que mon cul, à vouloir être à la hauteur et à finalement accumuler les fichiers, brouillons, tentatives. Je voulais aussi moins parler de moi en parlant tout de même d’esthétique, donc d’émotions, avec plein de termes élégants et généreux, ceux qui donnent au lecteur le sentiment d’être intelligent, et c’était à ce moment que ça finissait toujours par coincer, version après version, fichier après fichier, brouillon après brouillon, j’étais en train de pondre invariablement le même article, ce feel-intelligent-text – une vieille idée de la maison, comme il y a des feel-good-movies – avec dessus une couche de contentieux, je voulais prouver des choses – essentiellement que j’avais raison, bref, l’inverse de l’objectif. J’étais en train de patouiller comme tous à Section26, j’ose l’imaginer, on patouille parfois : mettre trop et pas assez – manquer d’angle.
Le cosmos cesse de temps en temps d’être chien, et envoie dans la mare quelques revigorantes taloches qui hurlent : dis ce qu’il en est – explique pourquoi il faut écrire dessus – pourquoi il est compliqué d’écrire dessus – ça t’aidera à dire pourquoi il faut écouter ce disque/lire ce livre/voir ce film.
Et donc le cosmos en a envoyé deux, de taloches, d’abord une collègue de travail qui m’a prêté Le Consentement de Vanessa Springora, livre le plus courageux lu depuis Iowa de Nancy Rexroth, et Xavier Mazure qui a publié sur Section26 une interview de Bill Baird tellement inspirante que je lui en serai redevable pour longtemps.
Ce qui m’a permis d’écrire enfin ce qui ne parvenait pas à l’être sans manières : Juke. 110 portraits de bluesmen est l’un des livres les plus importants qu’il m’a été donné de lire sur la musique, et c’est un livre courageux.
Son contenu et son auteur ne sont ni inédit ni inconnu, puisque l’ouvrage compile les articles alignés par Christian Casoni depuis près d’un lustre pour Rock & Folk au sein de la rubrique Beano Blues. Nous sommes nombreux, je l’imagine, à être conscients du miracle discret opéré mois après mois dans ces pages : une voix opérante et directe, qui chaque fois fait trembler un peu du bruit du monde en disant le XXe siècle, sa violence et sa beauté, à l’abri du folklore comme de la nostalgie.
Pourquoi en parler sur un site dédié à la pop moderne ? Parce que Juke tel qu’il est publié, bloc de courts textes à lire dans l’ordre et le désordre, dit sous son humilité des choses aussi importantes que Sur le rock de François Gorin : il contemple, pose des questions plutôt que des jugements, estime, investigue, ouvre. Il fait part de cette agitation aperçue chez celui ou celle qui chante et joue, celui ou celle qui écoute. Il donne les éléments de lieux, d’époques, de circonstances nécessaires à la compréhension de nombreux biais souvent inaperçus, de production comme d’écoute – il donne finalement à lire ce qu’est la modernité. Et il donne tout cela dans une langue d’une telle évidence, d’une telle vérité, que l’on doit confesser une certaine timidité confinant à l’aphonie à l’heure de témoigner de la hauteur de cet exercice.
Il est rendu justice aux vies, donc aux individus soumis aux pires vicissitudes – on parle de ségrégation, de racisme, de violence, de pénibilité, de pauvreté, de patriarcat, d’injustice – on pense à des Vies minuscules – on pense forcément à Michon lecteur de Faulkner – on en est là, quand la notion de style n’a aucun sens – qui a demandé à Charley Patton de rendre des comptes sur le sien, de style ? On ne rend pas de comptes quand on déborde. On n’est pas une décoration sépia dans un salon, on n’est pas la bande-son inoffensive d’un apéritif dinatoire, on n’est pas même ce portrait saisissant par Crumb mais la case précédente (baston) et la case suivante (mort, larmes, joie, effroi).
Le romantisme devient aussi un objet d’autant plus scruté qu’il a souvent brouillé l’historiographie. Les légendes autour du blues ont tôt été mises à contribution afin de vendre un produit, laissant des parts du réel s’étouffer seules, puis mourir lentement. Tout est ici interrogé, et subtilement interrogé, si bien que l’on songe régulièrement à une autre histoire des vies, l’indispensable The Middle Ground de Richard White, un autre démontage de mythes.
Sont dégommées avec une réjouissante radicalité les fantasmes de pureté comme de rusticité : l’affaire blues fut et demeure composite, médiatique, artisanale sinon industrielle, menée par des musiciens professionnels ou non, sincères ou non, raclures ou non, d’abord les femmes puis les bonhommes pour des raison qui ne surprendront pas grand-monde. Évidemment, à lecture on se précipite afin d’écouter (de nouveau) les montagnes de titres et d’artistes, on se passionne pour les histoires des labels comme pour les quêtes des cabanes les plus paumées des trous les plus paumés des États-Unis, on frémit au récit de l’enregistrement de Boogie Chillen, et l’on se prend à rêver avec l’auteur de l’écriture d’une autre histoire, celle de la musique des Noirs et des Amérindiens[1].
Le rythme est enlevé, tenu, Laurent Chalumeau – qui sait de quoi il parle – dit que c’est un livre parfait pour les chiottes, ce qui est un compliment, j’en fais jusqu’au bout du cliché assumé un livre pour tout moment, pour piocher un nom ou un titre à écouter quand je ne sais plus trop, pour m’édifier un peu – les gogues sont alors le lieu idoine –, mais plus sûrement pour lire versé dans le canapé, un rye ou un bourbon classe moyenne versé dans le verre, la tête dans ce vieux brouillon de mail invitant quelques amis à venir reprendre ensemble quelques-unes de ces merveilles de morceaux, un jour, avant d’être vieux.
Christian Casoni, Juke, 110 portraits de bluesmen, Le mot et le reste, 2020, Marseille.
[1] Sur le sujet, cette courte synthèse en français par Gilles Blampain sur le site de Blues Again, où officie aussi Christian Casoni.