1977, en pleine vague punk, sort le premier album de Cheap Trick, formation américaine de Rockford dans l’Illinois. Disque inclassable, il figure parmi les jalons de la powerpop mais n’en épouse cependant pas tout à fait les contours. Dès la pochette, le groupe exprime cette ambiguïté, la difficulté de les classer avec précision. Au centre, les beaux gosses Robin Zander (chant) et Tom Petersson (basse) sont accompagnés par les gueules iconoclastes de Bun E. Carlos (à gauche, batteur) mi-Hidalgo mi-Groucho, et Rick Nielsen (à droite), le guitariste au look d’écolier, connu pour avoir une guitare à cinq manches.
Si le noir et blanc et le titre écrit à la machine à écrire donne une certaine solennité à l’ensemble (et une patine quasi-punk), le groupe ne se prend pas au sérieux et garde une certaine distance avec l’exercice. Il en va de même avec la musique. Ni tout à fait hard rock, ni clairement punk, la formation pratique un rock nerveux mais toujours très mélodique. Jack Douglas, producteur mythique d’Aerosmith (par exemple de Toys In The Attic, 1975), confectionne, en effet, au groupe sur Cheap Trick un son direct brut, sans chichi et rock & roll. L’enregistrement offre ainsi un parfait contrepoint aux velléités pop des chansons. Abreuvé aux groupes britanniques sixties, Rick Nielsen, le principal compositeur (il signe huit des dix morceaux), en conserve l’appétence pour les morceaux bien troussés. Deux groupes semblent particulièrement influencer le guitariste. Les Beatles, tout d’abord, constituent ici un filigrane. Si, la référence est particulièrement flagrante dans le titre de Taxman, Mr Thief, la formation sort le grand jeu liverpuldien sur la fantastique He’s a Whore, l’un des sommets de ce très bon disque, une pure tranche de rock américain dans toute sa gloire et son ardeur.
Inversant les rôles habituellement définis, la chanson évoque un gigolo sur un tempo frénétique, des mélodies coincées entre A Hard Day’s Night (1964) et Ramones (1976). Honnête et franc du collier, un peu étrange, le morceau résume le paradoxe Cheap Trick : trop vieux et malins pour être des jeunes premiers, trop romantiques et exaltés pour se ranger et devenir cyniques. L’autre totem de la formation de l’Illinois est certainement The Move, en particulier dans le période plus tardive (Brontosorus en 1970 ou Do Ya deux ans après). Il n’est d’ailleurs pas aberrant de penser qu’ELO Kiddies est un clin d’oeil à Roy Wood, le maître à penser du groupe de Birmingham et co-fondateur d’Electric Light Orchestra. La chanson convoque les fantômes du glam dans une relecture sombre et hard rock de Rock & Roll Part 2 avec un soupçon de The Sweet (Blockbuster!, Ballroom Blitz). Selon la légende, le groupe aurait trouvé le nom à un concert de Slade pendant lequel les Anglais sortait tout le grand jeu des cheap tricks (tours pas chers pour en mettre plein la vue).
La formation américaine, non sans humour, utilise également le stratagème en ne mettant pas de face B, estimant que toutes les chansons étaient bonnes. L’album dispose en effet d’une Side 1 (qui démarre avec ELO Kiddies) et d’une Side A (s’ouvrant un Hot Love chauffé à blanc). Au delà du bon vieux rock & roll, le groupe s’intéresse à des sujets de textes d’un registre inhabituel. Daddy Should Have Stayed in High School traite de l’éphébophilie tandis que The Ballad of TV Violence (I’m not the Only Boy) s’inspire du tueur en série Richard Speck. Le groupe affectionne en outre les ballades homériques. Oh Candy illumine la fin de l’album (ou de la face) de toute sa majesté, pourtant cette chanson cache une histoire tragique. Sous ses oripeaux de chanson d’amour, le texte révèle un hommage à un ami du groupe s’étant pendu en 1975, le photographe Marshall Mintz. Par l’intermédiaire de ses initiales (M&Ms) il devient Candy (candy en anglais signifiant sucrerie). La chanson en dit ainsi long sur l’ambivalence de Cheap Trick qui sous ses apparences de groupe amusant taillé pour les concerts possède une profondeur qui lui est propre. Mandocello emprunte, aussi, des chemins de traverses, peu communs dans l’univers rock. En plus d’être excellente, la chanson offre une respiration bienvenue, dans un disque dense et turbulent. Cheap Trick ne fut pas un énorme succès à l’époque de sa sortie, n’arrivant pas à se faire une place dans le top 200 nord-américain. Il ouvrit toutefois la voix à une formation importante de la powerpop et du rock en général et en révéla sa nature la plus brute et rock. Pour Cheap Trick, la consécration se fit avec Cheap Trick at Budokan en 1979, un live enregistré au Japon. Le groupe fut la tête de proue d’une scène powerpop dans l’Illinois, parmis lesquels Pezband et Off Broadway mais nous devons certainement à Nirvana l’un des plus beaux hommages quand Kurt déclara qu’ils (le trio de Seattle) étaient le Cheap Trick (et The Knack) des années quatre vingt dix.