Il n’est pas nécessaire de convoquer une large gamme de sentiments pour en restituer les contrastes et l’ambivalence. Deux peuvent suffire, au minimum. La tristesse et la colère, par exemple, qui continuent de tisser les liens intimes entre les premiers désespoirs amoureux et les deuils de la maturité. A partir de cette combinatoire rudimentaire – triste d’être en colère, furieux d’être triste – Bob Mould est parvenu à façonner sa palette originale et à concevoir toute une œuvre majeure. Il y a quelque chose de profondément réconfortant à entendre aujourd’hui cet homme, sans qui une partie considérable de nos sources, passées et présentes, d’enthousiasme musical n’auraient jamais existé, exorciser ses tourments de vieil adulte avec cette même dextérité furibarde dont il faisait déjà preuve à l’époque où ses hurlements déchirants sur New Day Rising s’imposaient comme un élément central dans la bande-son de notre adolescence.

Avec Hüsker Dü, Sugar, puis en solo : mieux et davantage que beaucoup d’autres, Mould nous a aidés à survivre à quelques-uns des symptômes les plus douloureux des dépressions récurrentes. Sans pour autant négliger de prendre soin de la sienne. Au fil des décennies, ce chemin personnel et nécessaire l’a parfois conduit à s’éloigner du nôtre. Pour chercher ailleurs. Ou d’autres choses. Et puis, la brève parenthèse des escapades en terres électroniques s’est refermée. Depuis une bonne dizaine d’années – en gros, tout ce qui a suivi la publication de Silver Age (2012) consécutive à celle de son autobiographie – il semble assumer avec moins d’hésitations douloureuses ce qu’il est de plus essentiel et ce qu’il accepte désormais de demeurer pour notre plus grand plaisir. « A whiny ball of nerves and needs » pour reprendre à la lettre l’autodéfinition brillamment synthétique formulée ici sur Neanderthal.
Comme sur la plupart des épisodes les plus récents, Mould s’est entouré du groupe le plus stable et, peut-être, le plus cohérent de sa carrière : le batteur Jon Wurster et le bassiste Jason Narducy – qui, après avoir également participé il y a quinze jours à la brève réunion sur scène de R.E.M., pourrait aisément prétendre au titre d’homme de l’ombre le plus enviable du premier trimestre 2025. Une formation particulièrement efficace pour mettre en valeur les qualités intactes de son leader : la voix qui, en quelques grondements voilés, traduit toutes les douleurs du monde, le flot presque continu de lave saturée qui s’écoule de sa guitare et sous lequel s’enfouissent de superbes mélodies mélancoliques. A commencer par celle de When Your Heart Is Broken, qui condense en trois minutes le chagrin et la résilience avec une virtuosité digne des plus belles heures des Buzzcocks – ou de If I Can’t Change Your Mind (1992) de Sugar, mais c’est un peu pareil. D’un morceau à l’autre – et même, souvent, à l’intérieur d’une même chanson, le trio élabore à merveille le flux et le reflux des tensions. A l’intensité culminante de Fur Mink Augurs ou Hard To Get succèdent ainsi de brèves respirations dans l’œil du cyclone électrique : Lost Or Stolen qui n’aurait pas dépareillé au milieu des joyaux obscurs de Workbook (1989) et puis, surtout, Your Side dont les couplets presque apaisés rendent à nouveau perceptible cette familiarité d’inspiration si souvent détectée avec Richard Thompson, avant que le refrain ne finisse par clore l’album sur une dernière touche explosive. “Down in flames, nothing stays the same.” Sur cette ultime et seule affirmation, on se permettra d’exprimer un désaccord. Tout le reste est parfait.