On pourrait récrire l’histoire. Fanfaronner. Dire qu’on l’avait prévu depuis les tout débuts. Qu’il y aurait eux et les autres, ces autres toujours derrière, à la traine, ou disparus en moins de temps qu’il ne faudrait pour siffloter l’un de ces refrains qui ne tiendrait pas plus d’une saison. Certains le feront avec un panache certain. Pour ma part, j’avais déjà vendu la mèche dans la préface que m’avait demandé Nicolas Sauvage pour son passionnant ouvrage dédié au parcours rocambolesque de Damon Albarn, chanteur niais à coupe au bol rédhibitoire – circa l’insupportable There’s No Other Way – devenu playboy britpop sous de vrais airs de Jacques Dutronc juvénile, inventeur de la britpop malgré lui (l’album génial et les photos de presse au diapason de Modern Life Is Rubbish, disque ex-aequo avec Different Class de Pulp pour revivre ces années-là) avant de se métamorphoser en parangon ultracréatif, jonglant avec les projets les plus divers (pas besoin à ce moment de l’histoire d’en redresser la liste je crois) sans presque jamais décevoir (oui, c’est vrai, il y en aura toujours pour trouver un maillon un peu plus faible) et forcément doué du don d’ubiquité.
Tout le monde est aujourd’hui à peu près au courant de la genèse de ce neuvième album de Blur : en résumé, alors en tournée avec Gorillaz, l’hyperactif Damon écrit une ribambelle de chansons dont il se dit qu’elle siérait bien au groupe qu’il a formé avec trois de ses amis à la fin des années 1980. Un groupe en sommeil discographique depuis huit ans et la sortie de The Magic Whip, déjà couronné du titre d’album inespéré et œuvre de haute tenue dans une discographie qui sans être exemplaire n’en est pas moins vertigineuse – il faut dire qu’on y trouve tout de même la meilleure composition d’Ennio Morricone interpétée par Terry Hall. Un groupe dont aucun des membres n’est resté inactif, qui fabriquant des fromages (mention forcément spéciale au Blue Monday), qui embrassant la politique, qui continuant de composer, chercher, enregistrer en solo ou en duo – The Waeve, avec l’ex-Pipettes Rose Elinor Dougall ; un groupe qui malgré certaines apparences, ne s’est jamais séparé – exception faite de la crise egotiste du début XXIe siècle et du départ de Graham C. le temps de l’album Think Tank, sans doute pas le plus passionnant du quatuor mais au moins à l’origine de l’un des meilleurs titres de la RPM canal historique : “Pour Coxon Le Glas”. Un groupe capable de déjouer l’omnipotence des réseaux sociaux en 2023, cette époque où parfois les nouvelles précèdent même les événements qu’elles sont censées relater. Car, et ce n’est pas la plus mince des affaires après tout, la sortie de ce disque-là a pris tout le monde par surprise et pour ne rien gâter, c’est une très belle surprise, joliment annoncée par un premier single épatant, The Narcissist, paru à la fin du mois de mai et déjà devenu un classique – quand l’intro surgit (les accords de guitare, la voix un peu distante) à mi-parcours de The Ballad Of Darren, c’est exactement ce que l’on se dit, tout en tapotant du pied et dodelinant de la tête sur une mélodie à mi-chemin entre Madness et The Teardrop Explodes.
C’est peut-être dû à la pochette tout en contrastes de Martin Parr, mais cet album sonne dans mon salon comme le plus anglais de Blur depuis le susmentionné Modern Life Is Rubbish. Mais c’est une Angleterre aujourd’hui un rien désabusée, l’Angleterre d’un couple qui se sépare sur fond des fanforonnades de son ancien Premier ministre, miné par la gueule de bois post-Brexit, par les éternels échecs de la sélection de foot dans les grandes compétitions européennes – et on ne prendra même plus la peine de parler de rugby. C’est un disque doux-amer portant haut les couleurs de la mélancolie, et ce dès l’intro de The Ballad qui dans ses premières secondes évoque le spectre du Ghostown de The Specials. Une mélancolie déclinée à l’envi comme sur Russian Strings – bande originale rêvée de fin de (Death Of A) Party – ou The Everglades – en hommage à Leonard Cohen, avec cette guitare acoustique d’une simplicité étourdissante. Dans le sillage de The Narcissist, il y a aussi d’autres chansons dont les refrains collent aux tympans, à l’instar de la simplicité désinvolte de Barbaric ou du refrain façon “wham bam thank you ma’am” de St Charles Square. Alors oui, il n’y a d’ailleurs pas que sur ce deuxième single que plane l’ombre tutélaire de David Bowie, devenu depuis quelques années le mètre (maitre ?) étalon de Damon Albarn – et cela lui va plutôt bien au teint –, ombre lumineuse omniprésente sur les dix morceaux de The Ballad Of Darren, même si le titre donné à Avalon pourrait s’amuser à brouiller les pistes – je sais, il faut suivre. En tout cas, c’est sur une intro que le Major Tom aurait pu entendre dans son casque avant son décollage définitif que s’ouvre l’ultime morceau de l’album, The Heights, ballade psyché-pastel dont les paroles pourraient laisser espérer une fin heureuse avant un final abrupt et inquiétant. Une fin si abrupte qu’elle ne laisse d’ailleurs plus de choix : elle nourrit l’envie de réécouter ce disque surprise, nouvelle réussite d’un groupe qui au final, n’en fait qu’à sa guise. Pour le meilleur. Et parfois pour le Pier.