Voilà qui est rassurant. À l’heure des Internets tout puissants, de l’info qui circule avant même qu’il ne se soit passé quoi que ce soit, il est encore possible de garder un secret. Si l’on savait depuis le mois de novembre 2022 que Blur revenait sur le devant des scènes européennes, l’annonce de la sortie d’un nouvel album le 21 juillet prochain, The Ballad Of Darren, annoncé brillamment par le morceau The Narcissist, a à peu près surpris tout le monde.
Décidément, Damon Albarn doit être le seul garçon sur Terre à être doué du don d’ubiquité, globe-trotteur infatigable doté d’une curiosité dingue qui l’a mené d’Afrique en Chine, en passant par Paris, Londres et Rabat – pour faire court. Car on l’imagine jonglant entre les arrangements du dernier Gorillaz sorti il y a quelques semaines et les prises chants du disque du groupe de ses premières amours. Un groupe et un homme que la RPM (canal historique) a suivi plus que de raison, entre couvertures (par deux fois), poster géant (pour fêter dix ans d’une vie alors déjà bien remplie), interviews à rallonge, chroniques souvent dithyrambiques et intérêts portés aux divers projets nés de ces cerveaux en ébullition continue (le premier concert de Gorillaz, la RPM en était en 2001 ; Graham Coxon en une pour l’une de ses échappées en solitaire en 2004 ; The Good, The Bad & The Queen aussi au sommaire en 2007, et même une mixtape dont on retrouve la trace sur le Discogs du groupe, etc.).
2023 marque le troisième come-back de Blur, groupe accro à l’extra-balle et en résurrection perpétuelle. Si la première de 2009 n’avait donné lieu qu’à des concerts, celle de 2015 marquait la sortie d’un huitième album studio, The Magic Whip – et la découverte de l’une des plus belles chansons du groupe, There Are Too Many Of Us, un peu comme si Morricone avait repris The Specials pour un western spaghetti imaginaire. Chanson qui balaye donc en quelque quatre minutes les doutes un peu présomptueux du chroniqueur de la compilation Midlife: A Beginner’s Guide To Blur – la preuve en mots ci-dessous. Il y a plus d’une décennie, Blur faisait ainsi déjà le point et avait déjà une histoire abracadabrante à raconter – par le biais de cette compilation, donc, mais aussi d’un documentaire et de l’autobiographie désopilante du bassiste Alex James, hédoniste nocturne devenu producteur de fromages…
BLUR,
Midlife: A Beginner’s Guide To Blur – compilation (2009)
S’il n’en reste qu’un… Et pourtant. À l’origine, peu étaient prêts à miser sur un quatuor originaire de Colchester (une bourgade dont on n’avait plus entendu parler depuis la naissance de Modern English en 1979), atrocement attifé et pas tout à fait déniaisé. Et surtout qui donnait l’impression de ne pas savoir sur quel pied danser, malgré le succès fulgurant de There’s No Other Way, ritournelle irritante pour pistes de danse indie, surfant sur une vague madchester sur le point de s’échouer. Couvé plus que de raison par son label Food, avec dans ses bagages un premier album sans grande personnalité (Leisure, 1991), Blur allait peut-être même disparaître sans vraiment laisser de traces, nouvelle victime d’une scène britannique prompte à broyer ses apprentis pop stars. Puis, survint le grain de sable… Une tournée américaine plus tard, torpillée par un mal du pays carabiné, et voici ces jeunes gens de retour au bercail métamorphosés. Pour résumer. Enfouies, les inflexions noisy américaines et les hésitations. Au placard, les frusques trop larges. Cisaillées, ces coupes au bol d’une niaiserie confondante. Les quatre garçons tournent un temps le dos au vent et s’inventent un quotidien de proximité en farfouillant avec une excitation difficile à contenir dans le glorieux passé de la prude Albion. Kinks et XTC, The Jam ou The Teardrop Explodes, mouvements adolescents à dimensions sociales (modernism, punk) deviennent les référents d’une formation en pleine mutation, qui pose les bases de ce que nos confrères anglais baptiseront quelques mois plus tard britpop, une pointe de fierté sous la plume. Paradoxalement (intelligemment), Damon Albarn, Graham Coxon, Alex James et Dave Rowntree vont s’en amuser un moment, susciter des vocations (pour le meilleur mais souvent pour le pire), asticoter les méchants d’Oasis puis se tirer en douce de l’aire de jeu, avant qu’artistique ne devienne synonyme de pathétique. Alors que ses contemporains raclent les fonds de tiroir, Blur se réinvente, cherche, tâtonne, congédie (le fidèle producteur Stephen Street), jette ses costumes à la poubelle et détourne les codes. En neuf ans (le temps de la décennie 1990), il réalise six albums, pille souvent les Specials (Death Of A Party, sidérant), renoue avec une certaine idée du folklore américain, travestissant le gospel (Tender, homérique) ou traduisant le grunge en anglais (Song 2, colérique), injecte de l’électronique dans ses compositions acoustiques. De songwriters malins en astucieux laborantins, Damon et ses comparses additionnent succès et crédibilité, menés par un leader moins branleur qu’il n’a bien voulu le laisser croire. Le dernier album du quatuor (Think Tank, 2003, ndlr), entamé alors que le XXe siècle est déjà vieux de deux ans, vire au psychodrame : pour Coxon le glas qui claque la porte, ses lunettes sur le nez et sa guitare sous le bras. En trio, Blur finit un Think Tank aux accents de sono mondiale, melting-pop savamment dosé. Tournée. Rideau. Que l’on croyait final. Un batteur politicien, un bassiste gentleman farmer et chroniqueur, un (ex-)guitariste geek et boulimique (des disques solo à foison) et un chanteur jonglant entre multiples activités (Gorillaz, label, producteur, songwriter, compositeur d’opéra, etc.) : drôle de descendance, certes, mais peut-être vaudrait-il mieux qu’on en reste là – discographiquement parlant. Question ? Reformé pour quelques concerts estivaux, le groupe peut-il aujourd’hui surpasser son patrimoine purement musical ? A-t-il encore les ressources pour imaginer une chanson aussi bêtement géniale que Girls & Boys, cette Danse Des Canards cool (moog sautillant, refrain débilitant) pour mélomanes hédonistes ? Ou pour se lancer dans des ballades aussi troublantes que This Is A Low, He Thought Of Cars ou Good Song ? Entre évidence mélodique exacerbée (For Tomorrow, Out Of Time), expérimentations mesurées (Trim Trubb, Battery In Your Leg) ou impétuosité juvénile (Advert, Bugman et son final travesti en Suffragette City), Blur a finalement réussi à jongler avec une assurance éblouissante et il n’est pas sûr qu’il puisse aujourd’hui rééditer pareil exploit. Vous l’aurez compris, Midlife: A Beginner’s Guide To Blur compile ces morceaux (vingt-cinq en tout), singles couronnés en leur temps ou titres dissimulés sur les albums, mais tout aussi (plus ?) représentatifs que certains hits emblématiques – exit, entre autres, le susmentionné There’s No Other Way ou le victorieux Country House – de cette versatilité devenue au gré des années une véritable marque de fabrique. Bien sûr, ce double CD au livret chiche n’apporte rien – même la présence du cultissime et nerveux Popscene, échec commercial salé de 1992 évincé du Best Of de l’an 2000, ne saurait arracher un sourire aux fans transis, à ceux qui connaissent déjà l’épopée. Qu’importe, après tout. En annonçant la couleur dès son titre, cette compilation s’adresse avant tout aux béotiens, à ces… Girls & Boys nés à l’orée des années 1990. Tout en restant un résumé pertinent d’une œuvre intransigeante signée par l’une des rares formations “traditionnelles” ayant émergé à la fin du siècle dernier et dont une bonne partie du répertoire a crânement résisté à l’épreuve du temps.
BLUR,
No Distance Left To Run – DVD (2010)
En 2009, ce fut l’événement qui mit sens dessus dessous le Landerneau indiepop, ou ce qu’il en restait. Après sept ans (de réflexion ?), Blur retrouvait son guitariste originel Graham Coxon et goût à la vie par la même occasion, pour une série de concerts européens triés sur le volet – et accompagnés par la compilation de rigueur. Surtout, cette réunion presque impromptue donne aujourd’hui naissance à ce No Distance Left To Run, film dans lequel les quatre comparses content sans faux fuyant leur version de l’histoire. Comme dans certains chefs d’œuvre du septième art, Citizen Kane par exemple, on commence ici par la fin. Et on connaît même très vite le pourquoi du comment de ces retrouvailles qui ont tenu les médias britanniques en haleine, montrant à quel point le groupe est inscrit dans le patrimoine culturel de son pays. Puis, on remonte tranquillement le temps, pour découvrir Colchester au début des eighties, les amitiés qui se tissent, les ambitions qui se dessinent. Événements après albums, et vice versa, le quatuor déroule ainsi le fil qui le conduira au firmament, mais pas impunément, le temps d’un récit agrémenté de belles images d’archives. Servi par une photographie magnifique et un montage d’une belle intelligence (qui tient le spectateur en haleine, malgré l’issue connue), ce documentaire ne verse pas pour autant dans la complaisance. Car revenus de toutes les rancœurs, les musiciens jouent cartes sur table, n’omettent (presque) rien de leurs excès. Et Blur, groupe ayant “inventé” la britpop quand d’autres voyaient dans le grunge l’avenir de la musique, de prendre encore plus d’épaisseur. Alors, la dimension émotionnelle l’emporte sur l’importance artistique de cette formation qui a su pourtant se réinventer en alchimistes lo-fi dès 1997, trois ans après le succès phénoménal de l’anglocentriste Parklife. Jonglant entre l’an 2009 et le passé sans jamais se prendre les pieds dans un (union) jack, utilisant habilement changements de rythmes et de plans, les réalisateurs Dylan Southern et Will Lovelace ont réussi bien plus qu’un simple documentaire musical : ils nous révèlent une histoire d’amitié. Une histoire d’une formidable humanité.
ALEX JAMES,
Bit Of A Blur – autobiographie (2007)
“L’hédonisme est un boulot à plein temps”, assène l’auteur au beau milieu de son autobiographie. Et vous pouvez le croire. Car à ce sujet, l’homme en connaît un rayon. Ne rechignant jamais à la tâche, il a même multiplié les heures supp’, sans jamais demander une quelconque exonération. Belle gueule et “bon vivant”, doté de quelques rudiments de français et d’un sens de l’humour so british, Alex James est – comme vous le savez déjà – le bassiste de Blur. Un rôle qui n’a jamais été pour lui une fin en soi. Mais plutôt un passeport pour réaliser toutes ses aspirations. “Fantasmes” pourrait être le terme exact. Croquer la vie à pleines dents, fuir la routine, quelle qu’elle soit ; profiter de chaque instant. Voyager, rencontrer des gens. Sortir, picoler, s’amuser. Draguer, coucher. Sans que jamais on ne le montre du doigt. Ou sinon pour le désigner comme l’exemple à suivre. Et puis, ses aspirations ont changé. Il s’est rangé des avions, qu’il avait pourtant appris à piloter. Il a rencontré Claire et s’est marié. A quitté son appartement londonien, en plein Covent Garden, pour acquérir une chouette demeure dans la campagne anglaise. Il est aujourd’hui le papa de trois enfants et est fier de son abstinence. De serial noceur à gentlemen farmer : voilà comment on pourrait résumer ce livre où l’humour le dispute à une certaine tendresse. James ne se repent jamais de son passé agité, il préfère y jeter un regard amusé. Il conte, à grand renfort d’anecdotes, la formation et les débuts du quatuor, le succès arrivé sans crier gare, les engueulades, la dilution d’une amitié en inimitié. Alors, en témoin privilégié de ses pérégrinations, de ses aventures désopilantes en compagnie de Keith Allen et Joe Strummer – entre autres –, de ses projets plus (Fat Les) ou moins (la sonde Beagle 2 envoyé sur Mars avec une chanson de Blur) loufoques, on rigole souvent, tout en se demandant parfois si l’exagération n’est pas de mise – a-t-il vraiment eu autant de rapports sexuels ? A-t-il bu autant en une seule soirée ? Mais non… De rencontres inespérées (Marianne Faithfull) en tête à tête inattendu (Courtney Love, visiblement recommandée), de la réinvention musicale de Modern Life Is Rubbish à l’exploration Think Tank, Alex a rassemblé ses souvenirs, dépoussiéré une mémoire qu’il a eu maintes fois l’occasion de perdre. Pourtant, ceux qui cherchent à connaître l’histoire exacte de Blur en seront pour leurs frais. Car cet ouvrage, avec lequel le bassiste confirme son talent éclatant pour la chose écrite – il collabore à divers journaux depuis belle lurette –, dépeint avant tout la vie d’une génération britannique versée dans l’euphorie, dopée par la baudruche britpop (la guéguerre contre Oasis est contée avec truculence) ou l’accession au pouvoir du Labour Party. Depuis, certains se sont réveillés avec une sacrée gueule de bois. James, lui, a préféré se trouver de nouveaux rêves. Nettement moins outrageux. Mais tellement plus délicieux.