
Dans la liste des choses qui mériteraient d’être enseignées dans les écoles de journalisme, l’interview blindtest à distance en visio via google meet figure assez bas. Chaotique dans sa mise en place, douloureuse à retranscrire, elle ne délivrera un résultat publiable qu’à la seule condition de trouver un candidat exceptionnellement érudit, motivé et patient. Quelqu’un comme Steve Gunn – et si possible Steve Gunn lui-même. Contacté quelques heures avant son concert la St Matthias Church de Londres, étape de sa tournée automnale (qui a évité la France), l’Américain a pendant près d’une heure fait honneur à sa réputation de mélomane sans foi ni loi, qu’aucun obstacle – ni la chaîne des compressions digitales, ni la piètre connexion due à l’épaisseur des murs paroissiaux, ni l’éclectisme piégeux d’une sélection comprenant Hermeto Pascoal et les Dead Milkmen – n’a pu décourager. Une fois échauffé, il a même formulé quelques jolies pensées sur la musique qu’il aime, la musique qu’il joue et les dialogues qui se nouent entre l’une et l’autre, depuis son adolescence hardcore jusqu’à l’ascèse ambient-folk de ses deux derniers albums (l’instrumental Music for Writers paru le 15 août 2025 et Daylight Daylight le 7 novembre). Parfois, une interview mal préparée ne fait pas un mauvais papier.
Hermeto Pascoal, Música da Lagoa (1985)
(Il sèche.) Tu ne m’as pas fait de cadeau car la discographie de Hermeto Pascoal est extrêmement éclectique ! Mais en effet, j’adore sa musique. Ce qui me fascine chez lui, c’est qu’il est devenu de plus en plus audacieux et exubérant en vieillissant.
Comment percevez-vous la mort des musiciens que vous aimez ?
La musique, bien sûr, a une présence éternelle. Nous écoutons tous de la musique composée par des gens qui ne sont plus en vie. Mais il me semble que le fait d’assister à la disparition d’un ou d’une artiste nous donne une conscience plus aiguë de ce qu’il ou elle représentait. De ce qu’il ou elle nous laisse en héritage.
En même temps, ça produit des effets de saturation, en particulier sur les réseaux sociaux.
Cette culture de la mort m’embête un peu, je dois bien l’avouer. Personnellement, je déteste apprendre le décès de quelqu’un sur Instagram. On sent poussé à réagir instantanément et souvent de manière superficielle. En même temps, ça permet de découvrir qui a été touché par cette personne et de partager des émotions. Il y a une énergie de la célébration. Et ça a été le cas, très clairement, après la mort de Pascoal.
James Elkington, Make it Up (2017)
C’est amusant d’écouter un titre de James alors qu’il se trouve dans la pièce d’à côté. On vient juste de terminer les balances pour le concert de ce soir. James est l’un de mes musiciens préférés. Il a sorti plusieurs disques magnifiques ces dernières années dans une veine plus instrumentale, assez proche de la musique de film. Depuis notre collaboration sur The Unseen in Between en 2019, je rêvais de refaire un album avec lui.
Il est crédité une nouvelle fois comme producteur de Daylight Daylight. Votre méthode de travail a-t-elle beaucoup changé depuis The Unseen in Between ?
Totalement. The Unseen in Between était une plus grosse production, dans un plus grand studio, et c’était vraiment un album de groupe. J’avais les musiciens en tête constamment et certaines chansons ont été écrites avec eux. On avait même Tony Garnier, le bassiste de Bob Dylan… Avec Delight Delight, en revanche, le projet était de faire un album qui me représente vraiment en tant qu’artiste solo. J’ai longtemps gardé ces chansons secrètes, j’avais même prévu de les enregistrer et de les mixer moi-même. Et puis j’en ai parlé à James, qui a gentiment accepté de me donner un coup de main. Je souhaitais conserver l’épure des premières démos – pas de batterie, peu de percussions – et faire en sorte que la guitare ne soit pas au centre de tout. Au final, ça sonne comme je l’espérais : un album solo avec les arrangements de James.
Ressurection, I Refuse (1994)
Holy shit! C’est Release?
Non, Ressurection.
Je n’étais pas loin puisque Release est le premier groupe de Rob Fish, chanteur de Ressurection. En tout cas ça me fait sacrément plaisir d’entendre ça ! J’étais fan de Ressurection quand j’avais quinze ou seize ans. Il y avait pas mal de groupes du New Jersey à l’époque dans ce style hardcore/metal, avec toute la culture DIY et straight edge.
Pourquoi cette scène du New Jersey – Ressurection, Release, Turning Point, Floorpunch, No Escape, Rorschach – était aussi connue chez vous, à Philadelphie?
Philadelphie appartient à ce qu’on appelle la Tri-state area, qui regroupe le New Jersey, New York et la Pennsylvanie. Avec un ami fan de hardcore, on prenait la voiture et on traçait dans les états voisins pour voir des concerts. Dans le New Jersey, il y avait une université qui organisait des après-midi hardcore le dimanche, de 15 à 20 heures, où tous ces groupes venaient jouer. On s’échangeait des disques, on achetait des fanzines et on se faisait des amis. C’était une époque passionnante.
Que reste-t-il du jeune homme que vous étiez à l’époque ?
Je pense que je n’ai pas tellement changé. A l’époque, je m’intéressais déjà aux groupes les plus axés sur l’exploration, ceux qui repoussent les limites du genre. Le hardcore des années 90 était souvent très calibré, avec une esthétique de gros durs, une énergie virile à laquelle je ne pouvais pas m’identifier. Et puis à côté, il y avait des groupes plus expressifs, plus libres, plus… poétiques. C’était peut-être de la très mauvaise poésie, mais au moins, il y avait de l’émotion. J’ai toujours été attiré par l’aspect émotionnel du punk rock. Je suis quelqu’un de profondément émotif.
Ciccone Youth, Making the Nature Scene (1988)
Ciccone Youth ? J’ai immédiatement reconnu la voix de Kim. C’est grâce à la scène hardcore que j’ai découvert Fugazi et Sonic Youth – en particulier Sonic Youth. Et ça a totalement bouleversé ma conception de ce qu’on peut faire avec des guitares. On parlait de ça hier avec James, de l’influence qu’a eu Sonic Youth sur notre rapport à l’instrument. Ils nous ont montré que l’expérimentation et la composition peuvent cohabiter. Les interviews de Lee Ranaldo ont aussi été déterminantes pour moi à l’adolescence. Je découvrais qu’il s’intéressait à la musique acoustique, qu’il était ami avec John Fahey et jouait même avec lui… Sonic Youth faisait encore partie de la scène new-yorkaise quand j’ai emménagé à Brooklyn et j’ai progressivement appris à les connaître, souvent par le biais d’amis communs.
Depuis, tu as tourné avec Lee Ranaldo et collaboré avec Kim Gordon, notamment sur la bande originale d’un film d’Andy Warhol.
Ce projet est né à l’occasion de l’exposition rétrospective que le Musée Andy Warhol a consacrée à Kim en 2019. En plus de montrer ses peintures, elle voulait produire une performance autour du film Kiss. A l’époque, je jouais beaucoup avec John Truscinski en duo guitare-batterie et nous étions en tournée avec Body/Head, le projet de Kim avec Bill Nace, qui est un ami de très longue date. Kim a eu l’idée de réunir les deux groupes et nous a invités à jouer et à enregistrer cette bande originale au musée. C’était tellement bien qu’on a décidé de partir en tournée avec le film. Les dates étaient fixées, et puis le Covid nous a coupé l’herbe sous le pied.
Fairport Convention, I Don’t Know Where I Stand (1968)
Fairport !
Vous avez dit quelque part que Richard Thompson était votre guitariste préféré.
L’un de mes préférés, sans nul doute. Richard Thompson a son propre son, son propre style. C’est quelque chose de difficile à expliquer, mais lorsqu’un artiste possède une voix, que ce soit à la guitare, au saxophone, au piano, on le ressent immédiatement. Et c’est ce que je recherche dans la musique, en particulier chez les guitaristes, dont beaucoup, je trouve, privilégient la technique plutôt que l’expressivité. On ne devrait pas se contenter de bien jouer.
Vous revenez souvent aux sixties ? J’ai l’impression que ça devient un continent esthétique de plus en plus détaché de nous, une sorte de paradis perdu.
Je suis assez d’accord avec ça. Personnellement, j’étais à fond sur les groupes sixties il y a une grosse dizaine d’années. Les Fairport, Neil Young, Grateful Dead, Velvet Underground, Beatles, Rolling Stones, Led Zeppelin, comptent toujours parmi mes influences, mais je les écoute beaucoup moins aujourd’hui. Ceci dit, j’ai toujours fonctionné par phases : il m’arrive d’écouter presque uniquement de la musique électronique, ou beaucoup de jazz, ou de la musique du monde…
Vous n’avez pas de groupes fétiches qui vous accompagnent constamment ?
Si, quelques-uns, comme Can, que je peux écouter à tout moment. Can, c’est toujours un bon choix. Mais vous savez, la musique a le chic pour arriver au bon moment… Récemment, quelqu’un m’a demandé de lui conseiller un seul groupe parmi tous ceux qui ont compté dans ma vie. J’y ai réfléchi sérieusement et j’ai choisi Flying Saucer Attack, une formation de Bristol du début des années 90. Je me souviens parfaitement de la première fois où je les ai entendus et de comment ça a changé mon rapport à la musique. Je percevais une continuité avec Sonic Youth ou My Bloody Valentine, que j’écoutais déjà, mais leur musique était moins sophistiquée, plus chaotique, on avait l’impression qu’elle était enregistrée dans une chambre en plein hiver. Après cela, je me suis dit : “je veux trouver plus d’artistes underground qui font de la musique intimiste”. J’avais trouvé une direction. Et en réécoutant leurs premiers albums trente ans plus tard, je trouve qu’ils sonnent aussi bien qu’à l’époque. Peut-être même mieux.
John Coltrane, Ogunde (1967)
(Immédiatement) Coltrane. J’ai eu la chance de grandir à Philadelphie parce que John Coltrane y a vécu. Il y a sa maison qui est maintenant un musée. Et la Temple University où j’ai étudié proposait un excellent programme de radio jazz. J’ai découvert Coltrane à peu près au même moment que Sonic Youth et tout le rock expérimental. La première fois, c’était chez ce type de l’université, un peu plus âgé que moi, qui m’invitait chez lui pour écouter des disques. Le jour où il a passé A Love Supreme, j’ai été tellement fasciné que j’ai couru acheter le CD le lendemain matin. Je l’ai écouté en boucle, sans cesse, pendant des mois. Il fait partie de ces disques gravés à jamais dans mon esprit.
Est-ce que Coltrane t’a servi de point d’entrée vers la musique africaine et indienne ?
Absolument. Quand j’ai commencé à en apprendre plus sur lui, j’ai découvert qu’il était ami avec Ravi Shankar et jouait des improvisations inspirées du râga indien. Mais il a surtout été ma porte d’entrée vers le jazz : de Miles Davis à Thelonius Monk, tout est parti de mon obsession pour sa discographie.
David Moore, Pointe Nimbus (2025)
Est-ce Bill Evans ?
Beaucoup plus près de vous.
Oh, David Moore ?
Oui. C’est le dernier morceau qu’il a publié cette année. Vous avez enregistré ensemble l’album Let The Moon Be A Planet en 2023, et j’ai l’impression qu’il y a une continuité avec Music For Writer, votre premier album instrumental.
C’est en effet suite à cette collaboration que j’ai ressenti le besoin de faire un album instrumental solo. L’album avec David est très spécial parce qu’on l’a enregistré à distance pendant le Covid. On ne s’était jamais rencontré avant cela et une amitié très forte est née à travers la musique. La première fois qu’on a joué ensemble physiquement, c’était à l’occasion de notre premier concert au festival Big Ears dans le Tennessee. Et ça a libéré quelque chose en moi. Lorsque j’ai enregistré Music For Writers, c’est un peu comme si je jouais avec son fantôme dans le studio, une présence avec laquelle je pouvais interagir.
Le concept de Music for Writers tient dans son titre. D’où vous est venue cette idée étonnante de créer un espace sonore pour les écrivains ?
C’était ma manière de leur rendre hommage. Tous les écrivains que je fréquente sont des gens dévoués à leur art, ils ont une discipline de travail, une abnégation qui m’inspirent. Je pense qu’il existe des correspondances entre la pratique de l’écriture et celle de la musique. La gratification se situe au même endroit : on peut écrire un livre ou composer un disque pour soi, mais ça ne prend du sens que lorsqu’un lecteur ou un auditeur s’en empare. Au-delà du plaisir que j’ai à jouer, ce qui me touche le plus, c’est quand des gens viennent me dire combien une chanson a compté pour eux. Il me semble que c’est la même chose pour les écrivains. Enfin, ceux qui écrivent de la poésie et de la fiction, je ne parle pas des critiques musicaux ! (Sourire.)
Pourtant les critiques qui ont écrit sur ce disque ont certainement écrit en l’écoutant…
Parfois j’en doute un peu. Tenez, j’ai lu un papier sur Music for writers où l’auteur prenait le titre du disque comme un affront : “moi, je suis écrivain et je ne suis pas inspiré pas cette musique, comment osez-vous suggérer que j’écoute ça en écrivant ?” Heu… moi, je ne force personne, je fais juste une proposition ! Et en effet, certains amis m’ont dit que ce disque les aidait à écrire. Cela me suffit. J’aime l’idée qu’une œuvre puisse dialoguer avec une autre.
The Dead Milkmen, Not Crazy (1993)
Les Dead Milkmen ? Super groupe.
Si je ne me trompe pas, il s’agit de votre tout premier concert.
C’est vrai, mon dieu, j’avais… c’était le lendemain de mes treize ans. J’étais allé voir les Red Hot Chili Peppers et ils jouaient en première partie. Les Dead Milkmen étaient des légendes à Philadelphie parce qu’ils avaient composé ce tube extrêmement populaire, Punk Rock Girl.
J’ai fait exprès de ne pas la choisir, trop facile.
Cela me renvoie à l’époque où j’étais un jeune skateur et où on débattait sans cesse de leur premier album, Big Lizard in my Backyard. Ils avaient une sorte d’humour punk, mi-innocent, mi-sarcastique, ils parlaient de leur haine d’aller à la plage avec un accent typique de Philadelphie. Ce sont des hymnes adolescents que j’aime bien écouter de temps en temps. Quelque part, eux aussi m’ont influencé… à des années-lumière de Coltrane, certes, mais ce qui est amusant, c’est qu’ils vivaient à West Philly, juste à côté de la maison de Coltrane. Si on trace une diagonale entre les deux, ça donne une assez bonne idée de mes goûts. L’éclectisme est une force. D’ailleurs, quand je parle du nouvel album, j’explique que j’ai beaucoup écouté The Fall pendant sa conception. Ça ne s’entend peut-être pas, mais c’est la preuve qu’on peut trouver l’inspiration n’importe où, y compris loin de soi. J’ai besoin de mettre mon oreille à l’épreuve pour avoir l’impression d’avancer.
Music for Writers et Daylight Daylight par Steve Gunn sont disponibles sur les labels No Quarter et Three Lobed Recordings