Blind Test : Bertrand Bonello

Bertand Bonello
Bertand Bonello / Photo : Philippe Quaisse – Unifrance

En 2014, Bertrand Bonello risquait gros : un biopic consacré à Yves Saint Laurent, où le regretté Gaspard Ulliel brillait par sa noirceur, présenté en grandes pompes au Festival de Cannes ; la même année ou sortait un second film sur le même sujet réalisé par Jalil Lespert. Quelques films plus tard (le controversé Nocturama en 2016, où la dérive d’une bande de jeunes se confronte au terrorisme ; Zombi Child (2019), où il réinvestissait le film de genre et Coma l’an dernier, une fiction sur une crise sanitaire confrontée au prisme d’images d’internet), il n’a cessé d’explorer les dérives collectives, les effets de masse, les fascinations équivoques. Au moment de la sortie de Sound Of Bonello où le cinéaste révèle des compositions la plupart inédites créées par lui-même pour ses films, nous avions envie de vous partager ce blind test de 2014, où on découvrait alors ses obsessions musicales.


La musique et le cinéma sont toujours intensément entrelacés dans l’œuvre de Bertrand Bonello. Dans Saint Laurent, il défie le genre biopic dans une évocation sombre et narcotique sur la création et le désir, où la musique tient une place centrale. Dans la foulée, il sort également un album, Accidents (Nuun Records) et présente son travail sous de nouvelles perspectives dans le cadre d’une rétrospective à Beaubourg. Au cœur de cette rentrée hyper active, le cinéaste et musicien revient sur quelques disques qui l’ont marqué.

01. The Mabuses, Cubicles (album The Mabuses, 1991)

C’est Kim. Vraiment un génie de songwriting, qui a un parcours particulier : seulement deux albums, le premier, début 90, puis une sorte de disparition jusqu’en 2007. Ils sont incroyables, en termes de composition, de production, et même de modernité. Encore aujourd’hui, ça n’a pas pris une ride, contrairement à plein de trucs de cette époque qui sont maintenant datés. Depuis une quinzaine d’années, on a fait pas mal de choses ensemble. Notamment un disque à un moment, à la Cité de la Musique. Il a tout mis à la poubelle. Il a tendance a faire énormément de choses et après à les jeter. Je pourrais l’entendre en guitare/voix, sans aucun arrangement, juste comme ça, c’est assez majestueux. Après, il a une tendance à vouloir toujours tout masquer, c’est à dire à quadrupler, quintupler ses voix, faire plein de choses avec la guitare et se mettre derrière un espèce de son que j’aime, mais dont il n’a pas forcément besoin. C’est un personnage que je connais à la fois très bien et qui est très mystérieux. Mais musicalement, vocalement, c’est vraiment quelqu’un qui m’impressionne beaucoup et que je respecte énormément. Je trouve que c’est une aberration de l’industrie qu’il ne soit pas là où il devrait être. Et je ne dis pas ça de beaucoup de monde !

02. Plastikman, Hypokondriak (album Artifakts, 1998)

Plastikman. Il met une plombe à démarrer mais on le reconnaît vite. Ce n’est pas que de la musique, c’est du son… A cette époque-là, il était autant obsédé par l’électro acoustique, l’acoustique, l’électro physique d’une courbe de son, que par une mélodie. C’est celui qui est allé le plus loin là dessus. D’ailleurs, un peu comme Kim, à un moment, quand il fait Consumed (1998), il ne sait plus trop quoi faire après, tellement il est allé loin dans un truc assez profond. Quand j’écoute cet album, et je l’écoute très souvent, après, je ne sais plus quoi écouter. C’est difficile de mettre un truc après, ou alors de la musique classique, il faut vraiment aller ailleurs. Il est vraiment allé très loin dans l’épure et dans quelque chose de très gracieux et très fluide, juste des courbes de son. On appelle ça bêtement le minimalisme mais pour moi, Consumed, c’est un peu plus que ça, si je ne devais garder qu’un seul disque, ce serait celui-là parce que on peut y projeter beaucoup de choses, tellement il vous vide l’esprit. Beaucoup de fantasmes, beaucoup d’images, ce n’est pas un album qui impose son truc.

03. Ingrid Caven, Polaroïd Cocaïne (album Chambre 1050, 2000)

C’est Ingrid. Quand j’étais gamin, j’entendais parler d’elle en tant que chanteuse, et il y avait ce fameux live à Pigalle, en 78. Puis je l’ai rencontrée via Jean-Jacques Schuhl, que je fréquentais un peu, et ils m’ont invité à un concert. Elle en fait peu, tellement elle est inclassable, on ne peut pas la mettre en musique contemporaine, ni musique baroque, ou en cabaret… Elle arrive à mélanger Mozart et l’Ircam avec une personnalité très particulière. Bref, elle jouait deux soirs à la Villette, et j’y vais le premier, je ne l’avais jamais vue sur scène. Le premier mot qui m’est venu est un peu bête, mais je trouvais ça extrêmement rock’n’roll, et quand je dis ça, c’est le refus de l’uniforme, quelque chose qui va chasser le conformisme pour aller ailleurs. Un ailleurs avec une énergie de dingue, elle ne se posait aucune question que se posent les gens d’habitude, et ça lui permettait d’aller beaucoup plus loin. J’étais vraiment très impressionné par sa voix… Pour moi, Ingrid, ce n‘est pas une chanteuse, c’est vraiment une musicienne, et sa voix, c’est un instrument. Je leur ai demandé s’ils avaient trace du spectacle, et ils m’ont dit que non. Le lendemain, j’en ai fait une captation, très simple, à deux caméras, et qui est devenu pour moi un vrai film parce que c’est au delà d’un concert filmé, c’est quelque chose où Ingrid devient une sorte d’objet filmé, un objet de cinéma, presque.

04. Can, Halleluwah (album Tago Mago, 1971)

Can rejoint deux choses que j’aime énormément : le groove et un truc un peu planant, un peu seventies allemand, un peu abstrait, krautrock comme on dit. Il n’y a qu’eux qui font ce mélange-là, avec un son assez pourri quand même, je n’ai jamais su si c’était les compressions, mais ça fonctionne, et les morceaux pourraient durer 12, 14, 16 minutes. Pour Saint Laurent, j’avais choisi au maximum de faire de la musique diégétique, qui vient toujours de l’intérieur de la séquence, avec un choix très affirmé dès le début du scénario : soul music et opéra, qui correspondaient à l’époque et à Yves. Après, je me suis dit qu’il manquait une sorte de point au triangle, et de la musique chez ce personnage de Jacques de Bascher. Tous ces morceaux que j’ai composés pour le score sont d’influence krautrock, avec des sons assez modernes, quand aux synthés utilisés, pour ramener aussi un peu de contemporain. Ca faisait un mélange comme ça sur l’époque, très précis, chaque musique appartient à quelque chose, et qui fonctionne plutôt pas mal.

05. Ray Pollard, The Drifter (single, 1965)

Je ne connais pas ce morceau, mais il est très beau. Il y a eu une telle profusion à cette époque, c’est hallucinant. Le nombre de bandes qui doivent encore trainer dans les studios, de 45 tours empilés, de petits labels qui ont fermé, dont les titres ne sont pas encore récupérés… Et puis, ce sont les manières d’enregistrer aussi, à la chaîne. Il y a des bijoux partout, et pas tant sous forme d’albums, plutôt dans l’optique du single. Sans faire l’éloge des voix soul, il y a un moment où on a toujours l’impression qu’ils vont mourir à la fin du morceau. Et pas de manière dramatique, juste de don de soi. Je trouve ça extrêmement bouleversant. Et pas seulement les chanteurs, mais aussi les musiciens. Ce morceau est plutôt laidback, mais il y a des titres de soul avec une basse / batterie extrêmement sèche, où l’on sent qu’ils sont tous en sueur dans 12 m2, il y a quatre micros, et voilà. C’est très bouleversant comme image, comme sensation. C’est la soul, c’est l’âme, c’est impossible de ne pas danser dessus, c’est impossible de ne pas aimer.

06. The Beatles, I Want You (album Abbey Road, 1969)

Ah oui, ça, c’est une idée que j’avais eu il y a très longtemps, et qu’on a mis un peu de temps à mettre en branle. Avec JP Nataf, on cherchait des petits projets pour passer quelques jours en studio live, et comme il y a tellement de beaux morceaux qui s’appellent I Want You, on s’est dit : amusons-nous avec ce concept. Il y en avait trois ou quatre évidents, on a cherché et on en a trouvé vingt-cinq, on en a enregistré vingt, et on en a gardé douze au final. J’ai une version de ce morceau des Beatles, mais le label n’a pas voulu le mettre parce que c’est trop compliqué, les Beatles. On ne peut reprendre leurs chansons qu’en étant très fidèles, on n’a pas le droit de mettre un couplet et pas le second, enfin ils sont très pénibles. On ne l’a pas mise, mais dans cette version, c’est Kim des Mabuses qui chante, et c’est très psychédélique, très électro psychédélique.

07. Les Innocents, Jodie (single, 1987)

Ah oui, là, à la première seconde. J’ai rencontré JP Nataf à peu près à ce moment là. Je travaillais dans un studio de répétition, et eux venaient répéter après le succès de Jodie pour des petites tournées d’été. Ils m’ont demandé de devenir roadie, et je les ai accompagnés deux ou trois ans, je portais les caisses. Après, on a développé avec JP une amitié très longue et très forte. Voilà, c’est le parrain de ma fille, je suis parrain de ses enfants, on a toujours un regard sur ce que l’autre fait. Au départ, j’habitais un grand appartement un peu pourri, eux avaient du matériel qu’ils ont laissé chez moi. Ils faisaient leur maquette pour l’album le jour et moi, comme je travaillais, je profitais de leur matériel la nuit. Ca a duré trois ans et c’était assez naïf, assez insouciant. Et très agréable. Sous leur côté un peu pop rock variété de l’époque, ils ont marqué cette période, ça dit quelque chose sur la pop française, il y avait sept ou huit groupes comme ça, c’est celui qui est le plus resté, je pense. Et JP, c’est pareil, c’est une voix qui se dévoile plus sur ses albums solo, parce qu’il y a moins de masquage de son, il assume plus d’être chanteur, et maintenant il assume totalement. Et puis c’est un mélodiste, avec un souci de la pop.

08. Blonde Readhead, Doll is mine (album Misery Is A Butterfly, 2004)

On m’avait demandé de réaliser un film qui aurait un lien entre cinéma et art contemporain. J’avais choisi Cindy Sherman parce que je travaillais sur deux films qui parlaient du double, et qu’elle, elle se photographie, elle s’autodirige. Ce disque venait de sortir et je l’écoutais en boucle et tout d’un coup, je pense aux poupées cassées que Sherman pourrait vouloir mettre en scène. Doll Is Mine, voilà, c’est vraiment des associations d’idées qui n’ont pas plus de sens que l’émotion pure qu’elle provoquent. Et je trouve ce morceau absolument sublime. C’est vraiment un passage chez eux, ils passent d’un truc moins ouvertement new-yorkais déglingué dur un peu froid, à quelque chose de beaucoup plus pop, plus produit, et je trouve que la voix de ce type est incroyable, bouleversante, à la limite du ridicule. Pour moi, dans un film, la musique n’est pas là pour illustrer des choses ou compenser une émotion, en revanche elle est là pour raconter quelque chose, donc j’essaye qu’elle soit inscrite dès le scénario. Et j’aime vraiment beaucoup l’idée que le personnage et le spectateur soient au même stade, je trouve ça assez intéressant, comme si plus personne ne se ment sur le niveau émotionnel.

09. Marie France, Daisy (single, 1977)

Marie-France, je l’ai accompagnée sur scène au piano, puis dans une autre formule que j’aimais bien : orgue Hammond/voix. A un moment, elle avait rendu hommage à Nico, et ça correspondait assez au son qu’on cherchait, c’était plutôt de très chouettes concerts. Il y avait quelques titres que je rêvais d’enregistrer avec elle, notamment une reprise qui s’appelle Qui me délivrera (Ndlr : interprétée par Nicole Louvier en 1953) qui est, je trouve, l’un des plus beaux morceaux du répertoire français. On avait fait des maquettes, et puis je suis parti vers le cinéma. Marie-France, elle passe comme ça entre l’image et la musique, un peu de cinéma, de cabaret, c’est une femme courageuse qui tient son truc, qui ne change pas de modèle, d’idéal, de rapport à la chanson. A un moment, je l’avais imaginée en mère maquerelle dans L’Apollonide, elle aurait donné un côté très fassbinderien à tout ça. D’ailleurs, le personnage qui est joué par Noémie Lvovsky s’appelle Marie-France.

10. Thee Silver Mt. Zion Memorial Orchestra, What We Loved Was Not Enough (album Fuck Off Get Free We Pour Light On Everything, 2014)

C’est les canadiens ? Silver Mt Zion ? Je ne connais pas cet album. J’ai vécu à Montréal pas mal de temps, dans le quartier du Mile End, où il y a le label Constellation, le studio Hotel2Tango, et quelques bars qui appartiennent au bassiste de Godspeed dans lesquels il y a beaucoup de concerts. C’est un tout petit quartier, mais très vivant, très musical, plutôt anglophone, dans lequel les gens trainent, jouent, dans le principe du collectif. Avec une politique très dure sur la vision du monde, c’est à dire pas de promotion, pas d’interviews, toutes les pochettes sont en papier recyclé, il y a un truc qu’ils ont posé très tôt et qu’ils tiennent. Je trouve parfois le son Godspeed plus impressionnant, parce que ça va plus loin, dans la durée, dans les variations, dans les montées, dans les descentes, dans les creux. En tous cas, ça représente vraiment un moment pour moi, la période fin 90 à Montréal. Et le label continue, là par exemple, ils ont signé Colin Stetson, ils font vraiment un travail passionnant.


Sound of Bonello par Bertrand Bonello sort le 6 avril chez Love Theme Music.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *