(Lire l’épisode précédent ici)
Écrire comme activité peut se vider facilement, s’asphyxier sans peine : il suffit de ne pas vouloir être lu. Ou de croire donner à lire, en ne donnant qu’à l’inaccessible, au plus éloigné : un service de manuscrits, un comité de lecture, un visiteur de blog inexistant, une idole, quelqu’un qui ne répond pas, et j’en passe.
Et d’oublier que toute écriture est une inscription, une présentation de ce qui n’est pas là – soi, dont il faut savoir faire le deuil. On ne sera pas là quand on sera lu, et on ne lira que des absents. Je ne vais pas développer tout ce qu’il y a d’affaires de deuil à régler là-dessous, mais il peut s’agir d’une des nombreuses raisons qui font que l’on écrit, vraiment, ou non : accepter d’avoir maille à partir avec ça.
Ça peut effrayer, à bon droit. Ça calme parfois même les bavardages.
J’ai évoqué plus haut mon admiration pour le pari toujours rejoué du critique, décrire ce que l’on ressent en écoutant un disque, décrire ce qu’il peut susciter. J’ai rarement la même force, et le pari que Big Thief me fait vivre malgré moi cette année, ce que sa rencontre a dit et veut dire, a fini par ajouter un épilogue, ou plutôt un nouvel épisode, à cette histoire intime. Un épisode que j’écris maintenant car le nouveau disque sort, et qu’il s’agit de s’asseoir, le casque sur les oreilles, et de l’écouter enfin.
Les disques de Big Thief ne se fondent pas dans un grand tout indistinct, Two Hands pas plus que les autres. Si sa chanson-titre a d’abord paru sur une série limitée de U.F.O.F., et que les deux albums ont été composés et enregistrés – vite – durant la même période, il donne moins le sentiment d’une réalisation, comme son prédécesseur, que celui d’une récolte. Et si une aberration telle qu’un Harvest de 2019 devait être imaginée, elle comporterait Shoulders, une de ces chansons qui porte sur ses épaules les classiques de décennies précédents pour en faire encore autre chose : Smiths, Slint, Silver Jews ou Songs: Ohia ont eu lieu, au tour de Big Thief.
Not, qui suit, écoutée à la bonne heure – c’est-à-dire n’importe laquelle –, peut pousser l’auditeur à crier, le transformant en cet adolescent qu’il ne cessera jamais, vraiment, d’être.
L’auditeur fait ça, parfois. Ne pas cesser d’être.
L’auditeur parfois contemple la guitare de Buck Meek poursuivre et pousser le fameux grand écart entre la guitare électrique classique américaine – americana – jouée selon un angle indie, toujours avec la chanson en tête, jamais bavarde, et cette guitare issue de no-wave qui crie et qui grinche, qui crouinche, qui hulule à des moments aberrants, souvent importants, toujours – aussi – avec la chanson en tête.
J’écris “parfois” parce que toujours : le véhicule, la chanson. L’idée essentielle demeure de se sentir agité dans le monde et de s’y connaître un peu mieux.
Depuis l’arrivée de James Krivchenia sur Capacity, l’auditeur apprécie sans doute que la batterie ne laisse plus traîner de décor trop évocateur, trop youngien. L’implication dite par les crédits à des instruments divers, par les entretiens, par les photos des fluxs et des réseaux, laisse à penser que le batteur était le membre manquant de la famille.
Comme le bassiste Max Oleartchik en est un depuis le début, au jeu libre et calme, baladeur. Il paraît évident, mais rappelons-le, que personne ici ne démontre rien. Personne. Tout n’est qu’équilibre.
Tout ce qu’on entend n’est qu’équilibre sur un fil tiré à des milliers de pieds de haut. Il n’y a pas d’autre secret.
Et je ressens donc ce miracle : un disque, mis de côté parce qu’il n’y avait pas encore assez de place pour lui, a su attendre patiemment le moment de m’exploser l’âme comme l’ont fait ses trois prédécesseurs, patiemment donc calmement, sans effet de surprise, sans manquer de me surprendre. Les musiciens sont les mêmes, le laps de temps aussi, pourtant les disques sont à la fois différents et aussi bons. C’est presque incompréhensible, et c’est ce qui est important sans doute – ne pas le comprendre. Ne pas tout comprendre.
Le voir échapper.
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