Big Pop – Brisa Roché & Fred Fortuny

Brisa Roché & Fred Fortuny
Brisa Roché & Fred Fortuny

Parce que c’était elle, parce que c’était lui. Cela s’impose parfois aussi simplement que l’évidence des poncifs. Il n’en faut sans doute pas davantage, en tous cas, pour identifier les sources de cette grande amitié musicale, née il y a une quinzaine d’années et qui aboutit enfin, après de multiples balbutiements infructueux, à une réussite majeure. Elaboré à quatre mains, Freeze Where U R est de ces albums dont on se plaint parfois qu’il ne s’en fasse plus. Ou plus assez. Une collection de chansons à la fois stylistiquement diverses et très cohérentes, portées par une passion commune et communicative pour un certain classicisme bien tempéré, où le respect mutuel et l’envie de s’abandonner aux envies musicales du moment l’emportent sur les pulsions nostalgiques ou rétrogrades.

Bref, un très grand album pop marqué par complicité évidente entre la chanteuse américaine – parisienne d’adoption – et le musicien désormais riche de ses trente années d’expérience, souvent au service d’autres artistes. Ils racontent comment ils sont parvenus à enregistrer l’album dont ils rêvaient depuis longtemps. Et qui nourrit – en retour – un peu de nos songes à nous depuis sa sortie.

Brisa Roché & Fred Fortuny
Brisa Roché & Fred Fortuny


J’ai préparé une vraie et une fausse première question. Je commence par la fausse. Vous sortez cet album en duo en février 2021 : qu’est-ce qui vous prend ?

Brisa Roché : C’est juste une conséquence de la même folie qui nous a poussés à devenir artistes. On fait de la musique, tous les deux, depuis trop longtemps pour devenir stratèges et calculateurs sur le tard.

Fred Fortuny : Non, mais en vrai, on n’avait pas la télé.

Plus sérieusement, comment ce projet commun est-il né ?

FF : Brisa et moi, on s’est rencontrés en 2006 quand elle sortait son premier album. Elle faisait passer des auditions pour recruter son backing band. Ça s’est bien passé et j’ai donc commencé à travailler avec elle pour la promo de deux albums. Et même un peu en studio pour le second.

BR : On s’est rencontrés et on s’est bien entendus et on ne s’est jamais vraiment perdus de vue. On a évoqué plusieurs fois notre envie d’enregistrer tout un album ensemble, mais ça ne s’était jamais concrétisé. On se lançait parfois sur des mini-séries de morceaux, mais ça n’aboutissait jamais.

FF : C’est important. Même si les chansons qui composent Freeze Where U R  sont plus récentes, je crois qu’on y trouve des réminiscences de toutes ces années de collaboration et d’amitié musicale et aussi de tous ces projets avortés. Début 2019, nous nous sommes tous les deux retrouvés à un tournant de nos carrières respectives. Moi, je sortais d’une longue collaboration avec Da Silva. J’étais un peu perdu, on peut le dire. Mais j’avais aussi un peu plus de temps.

BR : Moi, je venais de sortir un album – Father (2018) – dans lequel j’avais investi beaucoup de temps et d’énergie et qui, malheureusement, n’avait pas existé autant que je l’espérais.

FF : On était tous les deux un peu lassés. On s’est croisés dans une soirée et on a décidé de transformer ces déceptions en quelque chose de positif. Cette fois-ci, on avait à la fois de l’envie et un peu de plus de temps à consacrer à une collaboration.

BR : On était plus concentrés dessus. J’ai senti que c’était important. Moi, quand je suis rentrée de cette soirée, j’ai retrouvé et réécouté à la maison tous les brouillons et toutes les esquisses de chansons sur lesquelles on avait travaillé ensemble pendant toutes ces années. J’avais un peu oublié mais, là, je me suis dit que ce serait vraiment dommage de ne pas réussir à mener un projet commun jusqu’à son terme. Peu de temps après, Fred m’a envoyé les premières versions instrumentales des quelques morceaux que j’appelle « Big Pop«  sur l’album : ces titres qui sont très riches, très luxuriants, très arrangés, presque grandioses. Ça m’a parlé tout de suite et j’ai commencé très vite à travailler sur les textes.

FF : La tentative a aussi abouti parce que le premier morceau qu’on a terminé, c’est Don’t Want A Man et qu’on était très contents du résultat. On s’est assez vite retrouvés avec une série de cinq ou six chansons assez cohérentes : un peu baroques, avec beaucoup d’accords.

Pas de temps mort cette fois-ci donc ?

BR : Pas vraiment, non. Il y a juste eu un petit temps de pause entre les deux premières chansons et les suivantes…

FF : Oui, pour Last Song. J’ai mis un peu plus de temps à cause d’un refrain dont je n’étais pas satisfait. Cette fois-ci, le contexte était plus favorable : on avait tous les deux davantage de disponibilité. Et, surtout, c’est la première fois qu’on travaillait sur des chansons qui, pour des raisons différentes, correspondaient autant à nos goûts et à nos univers respectifs. C’était agréable de se retrouver enfin dans cette zone musicale ultra confortable.

BR : C’est vrai. Nous n’avions jamais vraiment travaillé ensemble dans le registre de pop très classique de ces premières chansons.

Fred, tu as beaucoup travaillé, ces dernières années, à la réalisation d’albums pour d’autres artistes. Est-ce que le fait de pouvoir co-interpréter toi-même tes propres chansons te manquait ?

FF : Non, pas vraiment. C’est surtout que, pendant toutes ces années, le temps s’écoulait trop rapidement pour que je puisse mener à bien un projet parallèle. Il y avait presque toujours un album sur le feu, des complications à gérer. Mais j’ai aussi beaucoup appris de toutes ces expériences, à commencer par la patience. Ce coup-ci, je ne me suis pas découragé : j’étais moins pressé que ce soit terminé avant d’avoir commencé.

BR : Dès qu’on a commencé à parler ensemble de cet album, j’ai senti que c’était important qu’il puisse aller jusqu’au bout d’un projet dont il serait complètement acteur et pleinement satisfait.

FF : Les derniers albums sur lesquels j’avais travaillé comme réalisateurs avec Da Silva – notamment pour Jenifer ou pour Yseult – avaient été un peu frustrants de ce point de vue-là. Attention, ce sont des albums sur lesquels j’ai aimé travailler et j’ai vraiment mis du cœur à l’ouvrage à chaque fois. Mais, on nous demandait de produire un son très précis, avec des exigences très particulières qui sont celle de la variété et des radios. Cela restreint forcément l’étendue des possibles. Du coup, pour Freeze Where U R, tout était permis et particulièrement tout ce que je n’avais eu pas le droit de faire pendant toutes ces années. Même mettre un pont complètement débile après le premier couplet comme sur You Were Mine ! Même des gros accords à quatre doigts !

Une partie des chansons évoquent nettement le son de la pop californienne des années 1970. D’où vous vient ce goût commun ?

BR : Moi, je suis un peu tombée dedans à la naissance. Je suis née dans la maison de mes parents, quasiment sur la plage, dans le Nord de la Californie. Je viens d’une famille de hippies, passionnés d’art et de musique. Ma mère a grandi à San Francisco. Elle me racontait ses souvenirs des concerts de Janis Joplin ou Jimi Hendrix. Quand j’étais petite, on écoutait beaucoup de folk et de singer-songwriter. C’est un son qui correspondait parfaitement à l’atmosphère de notre petite maison au bord de la mer, avec son jardin. J’ai absorbé toute cette culture musicale qui infusait au travers de la radio, des albums ou même des feux de camp autour desquels les amis passaient jouer et chanter.

Ce courant musical est souvent associé à un style très confessionnel, celui du singer-songwriter qui raconte sa vie au travers de ses chansons à la première personne. Est-ce que c’est une manière d’écrire dont tu t’inspires ?

BR : Pas systématiquement, non. Il y a un côté souvent autobiographique dans les paroles mais aussi des images plus poétiques. Pour cet album, le travail d’écriture était un peu particulier puisque je rédigeais une première version des textes dès que Fred m’envoyait un morceau, quasiment à la première écoute. Or les développements de Fred sont souvent assez lents. C’est ce qui m’a permis de rajouter pas mal de détails concrets, visuels ou sensuels, en attendant le prochain changement de rythme ou d’accords.

Et toi Fred, comment est née ta passion pour la pop californienne ?

FF : Pendant très longtemps, c’est un style qui m’était complétement étranger. J’ai grandi, dans les années 1970 et 1980, en écoutant essentiellement de la musique qui venait d’Angleterre, très peu des États-Unis et surtout pas de Californie. Et, si même j’en écoutais par hasard, je ne le claironnais pas forcément parce que ça n’avait pas bonne presse du tout. Curieusement, mon ouverture sur la Californie s’est produite en compagnie d’une new-yorkaise sur l’île de Majorque ! En 2000, j’étais en vacances aux Baléares, dans la maison qu’un copain m’avait prêtée. J’ai fouillé un peu dans sa discothèque et je suis tombé sur Tapestry de Carole King (1971). Je l’ai posé sur la platine et ça a été une révélation. C’est Carole King qui m’a aussi permis de faire les liens entre, d’un côté, New-York, le Brill Building et, de l’autre, la Californie du début des années 1970. J’ai adoré et j’ai enfin assumé. Alors que, jusqu’à la fin des années 2000, j’ai l’impression que ce n’était pas si cool que ça.

BR : Alors que ça m’a toujours semblé parfaitement normal d’aimer Carole King !

En dépit de ces références très présentes, je n’ai pas eu du tout l’impression d’écouter un album vintage.

BR : Dans la construction des morceaux, je crois que nous sommes assez complémentaires et que c’est ce qui nous a permis de ne pas tomber dans le piège de la nostalgie ou du vintage, comme tu dis. Fred est extrêmement méticuleux dans le travail de production, parfois même perfectionniste. Alors que je suis beaucoup plus rapide, plus brutale. J’ai aussi essayé d’écrire des textes assez modernes, en tous cas pour ce qui est du point de vue féminin. Je ne pense pas qu’une autrice de cette époque aurait exprimé ses sentiments et ses émotions de cette manière-là. Les chœurs sont aussi un peu dissonants. Rien n’est parfait ou excessivement soigné sur ces morceaux. Et puis nous avons aussi rajouté des éléments sonores plus inattendus. Je crois que ça nous a permis de casser un peu les codes trop convenus de la pureté ou de la nostalgie. C’est ce que nous voulions faire dès le départ.

FF : Tu mets le doigt sur le truc qui a été le plus difficile à gérer. On ne voulait surtout pas faire un album vintage. Il y en a plein, qui sortent sur des labels spécialisés pour un public de fans : on ne voyait pas l’intérêt d’en ajouter un de plus. Ni même de faire un album à la Father John Misty où, si tu enlèves le mastering, tu ne peux pas deviner si l’enregistrement date de 1978 ou de 2020. On a essayé de diversifier et d’hybrider le plus possible les chansons : il y a des touches de synthétiseurs sur les morceaux pop les plus classiques ; il y a des éléments acoustiques sur les quelques morceaux modaux plus électro.

On trouve aussi des références musicales plus anciennes. Des morceaux comme Tempted Tune ou Blue Light m’ont fait penser à l’univers de la comédie musicale américaine des années 1940 ou 1950.

FF : Même si certains morceaux de comédies musicales sont ensuite devenus des standards du jazz, les deux styles sont très différents. Moi, j’ai toujours adoré les comédies musicales américaines. Je me souviens que, quand j’étais enfant, ça ne passait quasiment qu’à Noël à la télévision. Il y en a une que j’ai plus aimé que les autres, c’est Showboat de Jerome Kern (1927). Je l’ai vu cents fois. J’ai même eu la chance de rencontrer une fille qui avait fait sa thèse sur Showboat – et sur Autant En Emporte Le Vent et qui m’avait expliqué qu’il y a eu, en fait, trois adaptations successives pour le cinéma : en 1929, en 1936 et en 1951. Et que la visions des Noirs est de plus en plus stéréotypée et réduite au fil du temps.

BR : Au début, j’étais un peu plus réservée sur ces chansons. Parce que j’ai une vraie histoire personnelle avec le jazz et dans un registre très différent. J’ai dû inventer une manière différente et nouvelle de les interpréter, qui n’a rien à voir avec ma façon de chanter du jazz. C’était une des choses les plus difficiles.

FF : A mes yeux, c’est aussi un peu un clin d’œil à la pop anglaise des années 1960. Sur les disques des Kinks ou des Beatles, il y avait souvent un petit clin d’œil au music-hall, comme Honey Pie sur l’album blanc parce que McCartney était fan de ce style de musique. En grandissant, j’ai compris d’où ça venait.

Il y a aussi sur l’album un troisième type de morceaux, plus expérimentaux ou abstraits. Je pense notamment à I Yove Lou.

BR : C’est un collage dans lequel nous avons utilisé une chanson que je tenais vraiment à placer sur l’album.

FF : J’avais envie de bricoler quelque chose à la Lou Barlow. D’où le titre. Ces interludes modaux, sans développement harmonique permettent, j’espère, d’équilibrer un peu l’album et de contrebalancer justement le côté un peu baroque des titres les plus pop. Ce sont aussi des morceaux qui sont des reliquats de nos tentatives avortées des années 2000 et 2010. C’était aussi une manière de conserver quelques traces des épisodes précédents de l’histoire.

Freeze Where U R par Brisa Roché & Fred Fortuny, sorti le 5 février 2021 sur December Square

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