Il aura fallu attendre presque trente ans pour que Beth Orton sorte un album dont elle soit fière. Si l’on considère souvent que Trailer Park et Central Reservation sont les sommets de sa discographie, Weather Alive remet les compteurs à zéro avec des chansons qui ont failli mettre fin à sa carrière. Son précédent label, Anti-, ayant cassé son contrat, la sensibilité et les insécurités déjà bien présentes d’Orton se sont retrouvées accentuées. De cette période de doute, Beth Orton a su tirer le meilleur, décidant de terminer l’album seule, en imposant sa vision. Cette liberté se ressent tout au long des huit titres qui, s’ils ne transpirent pas la joie de vivre, empruntent des directions inédites, toujours centrées autour d’un piano. Alternant entre le contrôle et des semblants d’improvisations, Weather Alive est plus axé sur les émotions que sur la perfection. Il tire d’ailleurs sa puissance de sa fragilité ouvertement affichée. Cette fragilité se retrouve également dans l’entretien sans filtre que Beth Orton nous a accordé dans une brasserie du onzième arrondissement de Paris, un jour de canicule, lors d’un break de sa tournée avec Alanis Morissette. N’hésitant pas à aborder des sujets personnels, elle parle en détail du parcours qui l’a amenée à produire Weather Alive, que beaucoup considèrent déjà comme le sommet de sa carrière.
Avec Kidsticks, ton album précédent, tu t’étais éloignée du folk rock, pour une musique imprégnée de collages. Weather Alive emprunte une autre direction, un peu plus jazzy avec un son très chaleureux. Pourrais-tu nous parler de l’origine de cette idée ?
Beth Orton : Kidsticks est un album que j’ai dû enregistrer avec deux enfants en bas âge qui couraient dans tous les sens. Pour cette raison, tout a été fait sur un ordinateur. C’est un album un peu désintéressé, mais je me suis bien amusée pendant l’écriture. La suite a été moins facile, j’ai dû me forcer à apprendre les techniques d’enregistrement et de production. J’ai réalisé que jouer des notes simples sur un synthé Casio de base pouvait créer des sons magnifiques. Peu de temps après cet album, je suis revenue habiter à Londres et j’ai séjourné chez des amis qui avaient un piano. Ça m’a rappelé un mode d’écriture auquel je n’avais pas eu recours depuis très longtemps. J’ai décidé de m’y remettre et d’appliquer ce que j’avais appris en travaillant sur un pc. J’ai acheté un piano pour une bouchée de pain à Camden. Le vendeur l’appelait “le piano pour grand-mère » à cause de sa résonance. Ça m’a séduite. Les premières chansons qui me sont venues s’apparentaient à une distillation de ma mémoire. J’ai continué dans cette lignée.
Ton approche vocale est différente de celle d’une bonne partie de ta carrière. A tel point qu’il serait parfois difficile de deviner qu’il s’agit bien de toi. Elle se marie parfaitement avec l’impression de liberté et d’espace que dégage Weather Alive. Comment est venue cette rupture ?
Beth Orton : Je ne savais pas comment chanter sur de telles chansons. La musique que je créais était inhabituelle. Ça a parfois été difficile car j’ai dû trouver une solution pour adapter mon chant tout en restant dans mon registre. Globalement, la musique a dicté ma voix, même si c’était parfois à la limite de l’inconscience.
Produire Weather Alive a-t-il été un moyen pour toi de prendre le contrôle à 100% de ta musique ?
Beth Orton : J’ai eu l’impression de réaliser une sculpture sonore. Je l’ai fait par nécessité plus que par envie car je venais de me faire jeter par mon label. Pour la première fois, j’ai composé égoïstement, sans penser aux autres. C’était très agréable de n’écouter que moi. Se retrouver en confinement m’a beaucoup aidé. Je n’ai pas eu à suivre un process ou les idées de mes collaborateurs. Ça m’a permis de réaliser à quel point j’ai fait des concessions sans m’en rendre compte par le passé. Je n’ai pas eu à accélérer le moindre tempo ou à embellir des passages. C’est un sacré dilemme car j’ai toujours aimé les artistes avec qui j’ai travaillé. A tel point que je suis persuadée que je serais dans l’incapacité de faire ce qu’ils font. Quand je suis avec eux, je les écoute et je cède à leurs attentes. Isolée chez moi, je n’ai pas eu à m’en préoccuper. Weather Alive n’est pas la vision de la perfection de quelqu’un, il est fidèle à qui je suis avec ses erreurs, ses dissonances. C’est la première fois que vous entendrez une basse qui sonne comme du drone dans l’une de mes chansons.
A quelques semaines de sa sortie, es-tu soulagée de pouvoir enfin partager Weather Alive avec le public ?
Beth Orton : Je suis terrifiée. Et depuis un long moment. L’album est prêt depuis mars 2021. Il a fallu presque dix mois pour faire presser les vinyles. Je n’ai aucune idée de la réception qu’il va avoir, même si le premier single a eu des beaux retours. Cette fois, si c’est un échec, c’est de ma faute à 100%. Encore une fois, je garde toujours dans un coin de ma tête que ces chansons, dans leur forme la plus basique, m’ont valu une rupture de contrat par Anti-, mon ancien label. Je pense qu’ils ne savaient pas quoi faire de moi. Ce sera peut-être pareil pour le public.
Cela aura eu le mérite de t’offrir une liberté artistique.
Beth Orton : Exactement. Et le versement contractuel d’une avance qu’ils étaient obligés de m’accorder. Mon mari et moi avions désespérément besoin d’argent pour faire vivre notre famille. Je voulais malgré tout finir cet album. C’était presque une obsession. J’en ai parlé à mon mari, il m’a dit qu’il fallait que je le fasse. Il a été génial, car je joue notre santé financière à pile ou face. J’ai donné le maximum de ce que j’avais en moi pendant trois mois. Je voulais démarcher un nouveau label avec la version finale. Partisan a adoré. Ils ont juste demandé à retirer un titre et à changer l’ordre des chansons. Leur enthousiasme et leurs encouragements m’ont fait un bien fou.
L’écoute de Weather Alive donne l’impression que cet album devait sortir de toi, comme une nécessité, que tu devais t’y dévoiler le plus ouvertement possible. Les chansons sont vraiment à couper le souffle.
Beth Orton : J’avais le sentiment de ne plus avoir ma place dans l’industrie musicale, que l’on ne sortirait plus mes disques. Une des options envisagées était d’écrire pour d’autres personnes. C’est pour ça que les paroles s’apparentent à des conversations que n’importe qui pourrait avoir. Par contre, je tenais à ce que la musique sonne comme quelque chose d’unique, qu’elle sorte de la norme. J’ai réalisé que je voulais reproduire les sonorités que j’avais en tête sans aucun compromis. Ça a été une étape décisive.
Ta carrière donne l’impression d’une grande liberté artistique. A quel point est-elle de ton unique volonté ou du champ libre laissé à tes nombreux collaborateurs ?
Beth Orton : Si beaucoup de collaborateurs m’ont influencé, le manque de succès m’a permis d’obtenir plus de liberté et d’expérimenter. Je tourne actuellement avec Alanis Morissette. Son public a des attentes envers elle. Elle est obligée de jouer les mêmes chansons tous les soirs. Malgré cette liberté, j’ai seulement l’impression d’être devenue une artiste avec Weather Alive. Si, comme moi, tu es une personne sensible, tu t’imprègnes de tout ce qui t’entoure. Mais tu as aussi du mal à t’imposer. Il m’a fallu tout ce temps pour avoir la force nécessaire de prendre le contrôle. Quand j’ai travaillé avec Andrew Weatherall, les gens ont pensé que je surfais sur la vague des remixes. Mon travail avec Kieran Hebden de Four Tet a également mal été interprété. Les gens semblaient ne pas comprendre ce que je voulais faire passer à travers ma musique. Ils ne voyaient que des étiquettes. Ça a toujours été difficile à vivre car je suis hyper exigeante envers moi-même. Je place la barre très haut, tout en mettant volontairement mon égo de côté. Je ne l’ai laissé s’exprimer que sur Weather Alive. C’était comme une libération qui a ouvert les vannes de ma créativité.
Andrew Weatherall avec qui tu as collaboré à tes débuts nous a récemment quittés. Quel souvenir gardes-tu de lui ?
Beth Orton : Mes souvenirs sont principalement musicaux. L’époque était intense et folle, je ne me souviens plus trop des moments passés avec lui hors du studio. Travailler avec lui était fun. C’est la seule personne qui m’a laissée être moi-même avec les chansons, sans me dire que ce que mon travail était déprimant. J’ai pu aller loin au fond de moi. Par contre ça n’a pas été facile pour moi de le laisser tout retravailler à sa façon. Il a ajouté une lueur d’espoir à ma musique. Mais je dois avouer qu’il a su faire ce qu’il fallait pour mettre mon travail en valeur et le rendre passionnant. Je voulais collaborer à nouveau avec lui, mais je me disais que nous avions encore du temps devant nous. Il a été présent dans mon esprit pendant tout l’enregistrement de Weather Alive. J’ai beaucoup écouté ses remixes, ses mix tapes. Je n’avais jamais approfondi son travail à ce point. J’ai essayé de me souvenir de ce qui avait fonctionné pendant notre collaboration pour l’appliquer au nouvel album. C’était un moyen de renouveler notre temps passé en studio.
Quel est aujourd’hui ton rapport à la ville de Londres que tu avais quittée pour t’installer aux Etats-Unis ?
Beth Orton : J’ai toujours détesté Londres. Mais il faut bien vivre quelque part. Heureusement j’habite près d’un grand parc. Je suis parti quelques années et je trouve l’énergie de cette ville encore plus négative que quand je l’ai quittée. Tous mes amis ont déserté. Mais bon, soyons réalistes, je ne pourrais pas vivre dans un petit village à la campagne.
As-tu besoin de changements radicaux pour trouver l’inspiration ?
Beth Orton : Je suis hyper stimulée par mon environnement. A tel point que j’ai dû me calmer ces dernières années. Je me suis imposé de travailler dans une pièce au calme. J’ai pris conscience que les années passées à tourner et à faire sans cesse la fête n’aidaient pas. Ce style de vie est incompatible avec l’art de qualité. Ma vie est plus ennuyeuse, mes enfants passent avant tout. Je ne fais de la musique que quand j’ai le temps. Pour cette raison, je ressens un besoin de créer plus intense que jamais. Ça m’aide à supporter le reste. Je ne m’impose qu’une seule règle quand je compose, ne jamais me prendre trop au sérieux.
Que pensent tes enfants de ta musique ?
Beth Orton : Ma fille a ses préférences. Elle trouve que Sweetest Decline est ma meilleure chanson. Elle a des goûts impressionnants en musique. La pandémie lui a permis de passer du temps sur Spotify et d’approfondir sa culture musicale. Elle a vraiment bon goût. Mon fils est plus petit. Il m’a touché récemment en me disant qu’il avait parfois l’impression que je pleurais en chantant sur des passages de Weather Alive. J’étais bien embarrassée de lui répondre que c’était vrai…
Tu as dit ne pas vouloir être obsessive ou perfectionniste avec ta musique. L’écoute de Weather Alive pourrait laisser penser le contraire.
Beth Orton : Je suis obsessive de nature, beaucoup trop. Il m’est arrivée de laisser tomber des chansons car je les ai massacrées à force de travailler dessus. Ce qui m’a sauvé pour Weather Alive, c’est que j’arrivais rapidement à un stade où je saturais. Je savais que je ne pouvais plus rien apporter d’autre. J’étais comme vidée. C’est à ce moment que j’envoyais le titre au mixage. Si l’on prend l’exemple de Haunted Satellite, on y retrouve même la ligne vocale de ma maquette. Elle est pleine d’imperfections, mais elle se marie si bien avec le saxophone que je n’aurai jamais pu faire mieux. J’ai eu pour la première fois une vision à 360 degrés de mon travail. Je savais que si j’enlevais un infime élément, tout pourrait s’effondrer. Comme ma carrière a presque failli le faire.