L’enfance reviendra,
comme on saigne du nez
et les noms oubliés sur la photo de classe
sortiront d’un seul coup,
jailliront du passé.
Il n’est même pas question de savoir si on peut être juge et partie. Qu’une personnalité publique à l’aura indiscutable passe aussi habilement des pages de Rock&Folk où il tient une chronique mensuelle hautement pointue, tranchée et personnelle, aux chambres des studios où il empile en stakhanoviste des séances d’enregistrements d’une œuvre à nulle autre pareil, personne ici ne s’en plaint. On aime, dans ce pays, les plénipotentiaires flamboyants, qu’ils soient un peu perdant magnifique, ou qu’ils décrochent le succès, de préférence en fin de carrière, à un âge certain qu’on dira sage.
Critique, directeur de label, producteur, musicien, auteur, compositeur, mais aussi présentateur d’émissions télévisées, Bertrand Burgalat s’est imposé dans son métier, plus par son franc parler, finalement assez rare, que par une stratégie carriériste. Des idées, parfois entières et passionnées, il n’en manque pas sur la musique, la sienne, celles des autres. Et surtout, on peut les entendre dans ce qu’il produit, dans ce qu’il écrit : à travers ses propres disques, mais aussi à travers les bandes originales de films et les productions pour les autres, il a édifié un univers identifiable, empreint de son histoire personnelle et de goûts précis, vestimentaires, littéraires, cinématographiques et musicaux bien sûr.
Cet artiste total, dont la vie même est une œuvre, que laisse-t-il à l’auditeur comme espace de fantasme, comme émotion à s’approprier, comme place, tout simplement ? Ou je reformule : y-a-t-il une place pour moi dans cette œuvre monde si dense, et laquelle ? C’est la question que je me pose à chacune des sorties d’albums de BB. Car quand je les écoute, un peu apeuré, j’y ressens toujours une sorte de distance dans le propos et la façon d’aborder la musique. Ou peut-être que c’est moi qui m’impose un respect paralysant devant cet artisanat très pensé, ces techniques maîtrisées, cette brillance conceptuelle. Et ce n’est pas faute d’essayer de briser la glace : il y a tout pour me plaire dans les disques de Bertrand Burgalat, des belles mélodies à fredonner, des paroles touchantes, un éventail de sonorités à la fois modernes et classiques et cette voix tellement identifiable dont la force réside, comme souvent chez les grands chanteurs, dans sa fragilité. À cheval sur le travail des chansonniers du music-hall et les pionniers du post modernisme électronique, l’homme élégant cultive cette originalité des marges qui me plait tant d’habitude. Mais à dire vrai, je n’arrivais pas à m’évader, jusqu’à maintenant, du charme ressenti par un voyage dans les circonvolutions de ses Cyclades électroniques, et ça commence à dater. Est-ce parce que d’autres plus jeunes et plus visibles que lui comme Air (qui mélangeait son vintage et production ultra moderne), ou Katerine (le dandy populaire et variété par excellence) me parlaient plus directement en mettant en branle des idées qu’ils partageaient avec lui, qu’il apparaissait toujours avec ce pas de retard ? Ou disons que Bertrand Burgalat était posé en père putatif alors qu’il rêvait surtout d’échanger en paire, en contemporain. D’ailleurs, c’est quand il peut enfin réclamer la paternité de tant d’idéaux dont se sont emparées de brillantes nouvelles générations qu’il accomplit sans doute son disque le plus abouti : Rêve capital sort dans un environnement où s’ébrouent des entités toutes acquises à la cause Burgalat, s’il en n’a jamais existé une. Bien sûr, il y a Catastrophe, ses jeunes amis du label Tricatel, qui participent à l’écriture du disque de leur mentor, mais on peut aussi compter les Toulousains d’Aquaserge ou de Boost 3000, les protégés de Another Record comme Hémisphère Sud, Odessey & Oracle ou Satellite Jockey, tous traversés, il me semble, par les mêmes questions : s’appuyer sur une tradition francophone tiraillée entre variétés, rock’n’roll pointu et avant-garde, pour produire le son du présent. Le décor est planté, la conjoncture est parfaite.
Rêve capital, donc, se présente avec son appareil critique d’emblée : dans son livret, Stéphane Lerouge, archéologiste reconnu des bandes originales de films, nous livre sa lecture et nous présente des clés pour y entrer. Sans doute par peur du vide, ou pour anticiper le creux de textes comme celui-ci, Bertrand Burgalat livre comme beaucoup en ce moment l’œuvre et son explication. À dire vrai, Rêve capital n’en a pas réellement besoin tant son propos est limpide, si on veut bien se laisser aller : des chansons qui prennent mille chemins pour délivrer leur mélodie à ne savoir qu’en faire. On pense à ce qu’un groupe comme Saint Etienne a réalisé avec sa culture britannique voire europop : même facilité à tourner l’époque dans tous les sens en malaxant une matière musicale parfois soumise, parfois sauvage comme un chat. Burgalat étale la virtuosité de sa compréhension des styles 60, 70, 80, 90, 00 pour les faire siens et les croiser sans douleur. Dans les arrangements, cinématographiques, se cache une vision pas étrangère aux spasmes de nos sociétés en proie à l’imprévu, aidée par les mots issus de son entourage d’écrivains-auteurs : durant le confinement, Burgalat avait lancé dans le monde des réseaux la première pierre d’une réflexion sur notre place dans le présent confiné. Sorte de dérive psychogéographique en GPS, Où sommes-nous devenait un tube souterrain du confinement, un cheat code pour s’échapper de la matrice. On écoute aussi en boucle Retrouvailles, titre au sommet (pauvres de nous, avec nos références, on y retrouve même un chouia de Prefab Sprout quand une voix délicate et féminine double celle du patron), avec un texte magnifique de Pierre Jouan : « L’enfance reviendra, comme on saigne du nez et les noms oubliés sur la photo de classe sortiront d’un seul coup, jailliront du passé ». Celui-ci pourrait postuler du coup au poste de parolier à plein temps pour Bertrand, et devenir son Jean-Loup Dabadie. Étienne Roda-Gil, dans ce cas se réincarnerait en Blandine Rinkel aux mots de L’attente : à ces deux occasions, on mesure l’étendue et l’intensité de cette complicité inter générationnelle entre Catastrophe et Burgalat, tant leurs mots lui vont si bien : « Peu importe au fond ce qui arrive, ce qui n’arrive pas : c’est l’attente qui est magnifique ». E Pericoloso Sporgersi sur sa rythmique motorique et en deux minutes concises achèvent de nous convaincre d’habiter cette cité lumineuse même si le disque respire souvent grâce à une décontraction soul presque paresseuse (Correspondance), un psychédélisme nonchalant en slo-mo (Spectacle du monde). On ne se refait pas. Peut-être est-ce le résultat de ce soleil, dont les rayons, captés par la très belle pochette du disque, consument Burgalat de l’intérieur. Le soleil intime de ceux qui dominent un jeu trop facilement, faute de rivaux, d’ennemis, de doppelgängers, capables de vous faire vous surpasser.
Rêve Capital de Bertrand Burgalat est sorti chez Tricatel.
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