Bertrand Belin, Persona (Cinq 7)

Bertrand Belin PersonaPar quel bout le prendre pour le dire ? Des disques écoutés dès leur sortie, ça arrive de moins en moins. Il y a toujours quelque obsession à creuser, toujours du temps pour arriver ici ou là et, avouons-le, une résignation agréable : depuis le moment où j’ai saisi que je n’aurai pas assez d’une existence pour écouter tous les bons disques, voir tous les bons films, lire tous les bons livres etc., la vie s’écoule sous des jours meilleurs.


Parfois, ça s’aligne pourtant : on s’oublie, on se laisse attraper par une rumeur qui coïncide avec l’humeur et on guette. J’ai ainsi acheté Blackstar le jour de sa sortie après avoir visionné la chanson-titre une trentaine de fois en 48 heures, halluciné. S’est ensuivi un week-end dédié, plein de théories autour du silence de Bowie. Ce disque a d’emblée été important parce qu’il portait un sceau rare : il constituait immédiatement, dès la première écoute et confirmé par les suivantes, un chef-d’œuvre. Proust parle de ça, de comment on reconnaît cet événement : chaque chef-d’œuvre, quand on le découvre, échappe à l’horizon d’attente du chef-d’œuvre, à ce qu’on en attend, et donne une nouvelle définition de ce qu’est un chef-d’œuvre. Il excède tout ce que l’on est capable d’attendre avant de le découvrir.

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Cette possible expérience du lecteur, de l’auditeur, du spectateur, n’est pas complète. L’intensité de l’expérience ne dépend pas uniquement de ce qu’une case “nouveau monde / nouvelle vision” soit cochée, et on espère aussi tant d’autres choses comme l’amitié d’une voix, le réconfort, le miroir doux, la stase ou la transe, et tout un répertoire d’émotion, que l’on s’épuiserait à courir uniquement derrière des chefs-d’œuvres, à la portée définitive.
Ce ne serait pas une vie.
On ne peut non plus perdre de vue ce qui se dépiaute lentement.
Arrivé des années après la bataille, j’emprunte mon premier Pixies, Doolittle, à la médiathèque. Réputation de disque indispensable, j’aime déjà les Breeders, et donc je jette une oreille distraite le temps de quelques écoutes, l’enregistre sur une cassette – sur l’autre face, ¡Adios Amigos! des Ramones – avant de l’oublier. Trois mois passent. Un après-midi, au milieu d’une de ces montagnes d’ennui lycéennes surgit l’envie subite d’écouter des chansons noise, bizarres, parfaites, pop. Je remets cette face de la cassette dans mon lecteur et le monde change parce que tout excède ce que je pouvais espérer. Enfin, je les ai rencontrés.
Nous reviendrons à Blackstar.

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Belin est arrivé tard à beaucoup d’oreilles dont les miennes, après d’autres vies, avec un troisième album aux chansons parfaites au point d’émouvoir d’évidence, jusqu’aux médias culturels autorisés. Hypernuit (2010) fait rouler une âme aussi dense qu’une figure tutélaire avouée, Bill Callahan.
On suppose un moment le folk. On se méfie de la redite comme des renouvellements maladroits, en effets de style, en effets d’annonce, on se méfie du futur. Reste une collection de chansons inépuisables. Mais du zydeco qui a précédé à l’exil qui suit chez Richard Hawley, le lieu de la survie au succès d’Hypernuit, on comprend peu à peu. Il va, toujours, aller quelque part, et de préférence ailleurs.
Le garçon lit et écrit. Prend le contrepoint à l’aide d’un groupe-machine de guerre pour devenir, à la suite de Parcs (2013), à la suite de Cap Waller (2015), le mètre étalon de ce qui se chante en français dans les années 2010 : raffiné et instinctif, cultivé et sauvage. Si les disques peuvent se refuser parfois à l’auditeur trop méfiant, les concerts sont incontestables : il n’en existe nul autre de pareil.
On retient ceci : de la hauteur de ses mots, il embrasse Boogaerts et diffuse Tarkos ou Pennequin ; de la hauteur de ses chansons et du groupe qui les porte, il n’a pas d’équivalent. Les concerts deviennent d’année en année des lieux n’évoquant qu’eux-mêmes, avec danses, transes, jeux, monologues et dialogues, chansons, qui prennent à froid la frange la mieux élevée de son public. Il est, tel, incontestable, unique.
Et voilà, Persona.

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Une oreille d’abord sur les deux premiers extraits diffusés en plate-forme : Glissé redressé glisse, justement, agréable, un peu vite. Choses nouvelles arrête avec ses nappes de synthétiseur et sa chanson, derrière, que l’on sent immense. Je boude le clip et attends l’album pour me plonger dans la chanson.
Persona sort vendredi dernier. En famille, je le télécharge pour ne l’écouter une première fois qu’en voiture, le dimanche, surfant entre les flocons, distrait. Ce n’est pas grave. On a le temps.
Lundi.
Rien lu, rien vu du barrage promotionnel, des interviews et des clips, le livre, le film.
J’écoute juste, en allant et en rentrant du travail, l’album. Puis le réécoute, toute la soirée. Puis le lendemain. En boucle.
Enthousiaste, incrédule, j’envoie quelques messages vers les amitiés. Les réponses fusent, “oui”, “évidemment”. À vivre, c’est terrible. Un album est sorti et le monde, sera, vraiment, dorénavant, différent, parce que cet album est possible mesure de toute chose. Ce ne sont pas que des mots. On en tient un, fait d’une telle succession de pics, qu’ils suscitent et entretiennent la fameuse hypnose de l’auditeur. Le disque tourne en boucle parce qu’il est impossible de passer autre chose après lui, impossible de le laisser finir sans en avoir encore faim. Chaque écoute connaît une nouvelle chanson préférée.

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Au-dessus se tient dès le premier jour l’aveu d’un spectre immédiat, d’une influence jusqu’ici uniquement perceptible par le charisme des concerts : Bowie.
Les claviers et ce truc que l’on conçoit peaufiné des jours et des nuits durant en comité restreint, c’est Blackstar et l’entourage fidèle, Tony Visconti ici, Tatiana Mladénovitch et Thibault Frisoni là. On entend le même soin, la collision de l’épure – Bowie était fasciné par une certaine idée du Japon, Belin je ne sais pas mais je l’imagine – et du détail, jusqu’à la descente de pizzicato de Sur le cul, possible citation.
On a aussi, poussé et assumé, avec enfin l’ampleur des concerts que les disques précédents évoquaient sans toujours accomplir, le groove de quelqu’un qui sait aller danser des heures, comme les disques de la trilogie berlinoise et leurs rythmiques le laissent aussi entendre. Et si parfois surgit une réminiscence, Talking Heads ou plus sûrement LCD Soundsystem, ce n’est ni un pastiche, ni une parodie : juste une trace.

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Les mots.
Sont des chansons.
Je me souviens, “je ne pose rien sur le papier avant que la chanson ne soit finie”, c’est assez clair. Mots et notes, textes et mélodies.
Mais les chansons sont des histoires qui ne perdent rien à être racontées, comme Choses nouvelles, l’amour nouveau qui, justement, cherche à se dire :

La nuit je parle
Je parle seul
Je te parle tout seul
Pour te dire des choses nouvelles

ou à dire ce qui l’attend, Les Nuits Bleues :

Elle est partie
C’est rien de le dire
Pas sur un coup de tête
Sur un coup de tête
Elle fait les cent pas

Le bruit et la fureur
Le ciel, le ciel a changé
Il a changé
De place

Et l’amour, un amour, est fini.
Ce n’est pas possible d’écrire des chansons pareilles.

*

Je lisais récemment un poète qui expliquait que la poésie n’avait de sens qu’en disant le plus commun du monde, même – surtout – en partant du particulier. Ça m’a rappelé Tsvetaïeva faisant le récit de ses insomnies et ça m’a parlé, comme me parle l’enchaînement De Corps et d’Esprit / Bronze : deux narrations fines faites d’objets triviaux, de décors, de mouvements infimes, qui tiennent pourtant dans la main la simplicité des besoins et la vanité des affects.
Elles sont un seul pas, en deux clopes. L’une éclaire une frontière où l’on traque des humains comme on n’oserait – en principe – pas même traquer des bêtes. L’autre traverse des parcs peuplés de statues de guerriers morts et de clochards vivants.
À l’auditeur de se débrouiller. S’il est fait du même bois que moi, il peut se sentir autorisé à pleurer la première fois qu’il entend ça.

*

Quelques autres détails proposés à l’indécis.
Bec ouvre le disque comme il ouvre des dizaines de mondes, comme le faisait le Elle dit, Elle dit de Christophe il y a près de vingt ans.
Lequel voit son alias de La petite fille du troisième cité en ouverture de Grand Duc“Je vois tout, j’entends tout” –, nouvel épisode de l’obsession de Belin pour Vega et Suicide : le rock réduit à une harmonie effacée, un rythme, une esquisse de riff, une suite de mantras perdus dans l’écho.
Nuits bleues peut faire pleurer si l’on traverse une rupture, peut rendre le sourire si l’on aime la beauté et que l’on est aimé en retour.
Sur le cul est si bien nommée, bille en tête à la façon d’un JJ Cale krautrock comme me l’a écrit un ami, que tous les autres ont fait le jeu de mot. Chanson par ailleurs hautement lascive.
Il y a une chanson sans paroles, vocalisée par Tatiana, ce qui devrait dans un monde juste suffire à quiconque pour acquérir ce disque.
Et la fin de L’opéra rappelle un temps Cure, plus sûrement John Maus.
Nous sommes en 2019 et nous avons de la chance.

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