La première fois que je me suis retrouvé en face de ce garçon, c’était il y a vingt ans – pas tout à fait jour pour jour, mais pas loin. Il était à Paris et passait ses après-midis dans les bureaux de PIAS, la structure belgo-française qui distribuait son premier album sur le Vieux Continent. Un premier album épatant, un peu sombre, un peu psyché, annoncé l’année précédente par le EP Oscar Brown, où le morceau éponyme contenait un sample plus ou moins discret du Velvet Underground (ça fait toujours bien en société) et comptait l’appui d’un bourlingueur nommé Henry Olsen, ayant croisé les routes de Nico, Primal Scream ou Beth Orton – il y a pire, comme CV. Se débarrassant aussitôt de l’étiquette toujours embarrassante de « fils de… » – étiquette encore plus embarrassante quand le père se trouve être l’auteur d’un hit seventies et déglingué intitulé Sex & Drugs & Rock’n’Roll –, le jeune homme affichait déjà trente printemps au compteur d’une vie bohème un peu dissolue et avait perdu son père deux années plus tôt – comme s’il avait eu besoin de cette triste échéance-là pour oser s’affranchir d’une ombre tutélaire (parfois) omniprésente.
La première fois que je l’ai vu sur scène, c’était il y a vingt ans également, un soir d’automne 2002 lors du fameux festival des Inrockuptibles – c’était le 9 ou le 10 novembre et la soirée s’était terminée au petit matin au Truskel, bar parisien qui avait ouvert ses portes il y a quelques mois à peine. C’était une soirée dédiée au label Rough Trade ressuscité. Il était presque un peu gauche mais déjà charismatique, exactement au centre de la scène du Divan du Monde. Il était accompagné je crois par Adrian Utley, le guitariste de Portishead, et des membres d’un groupe qui n’aura pas tenu toutes ses promesses, Strangelove. Le jeune homme a joué les chansons poisseuses du fameux premier album alors que le public plutôt poli attendait en fait The Libertines, un groupe qui avait surtout d’impressionnant les quantités astronomiques de drogues (et d’alcool) que s’envoyait visiblement l’un de ses leaders, Peter Doherty, et ses vestes tout droit sorties des Gardes Royales – pour l’avenir du rock, The Strokes avait plutôt déjà bien fait le boulot. Et pour l’inspiration, Baxter était plusieurs crans au dessus. D’ailleurs, ce soir-là, le garçon commençait une certaine histoire d’amour avec la France (et plus virtuellement avec les Françaises – le nombre de femmes d’ici tombées en pâmoison devant la beauté cabossée de Baxter relève de l’incalculable), peut-être nourrie par ses origines lointaines et un nom de famille hérité de celui d’une bourgade picarde – Dury, donc, à quelques kilomètres d’Amiens.
Avec la RPM, l’histoire d’amour était aussi faite pour durer, malgré un parcours public un peu chaotique (le privé est du même acabit) – six ans séparent Floor Show (2005) et Happy Soup (2011) : interviews, chroniques souvent proches de la dithyrambe (forcément justifiée, le gars enregistrant parfois les disques que Go-Kart Mozart n’a jamais tout à fait réussi, It’s A Pleasure en tête), une invitation surgie de nulle part en octobre 2009 pour initier les fameuses soirées Bim Bam Boum au Point Éphémère parisien alors que l’homme n’avait aucune actualité – mais quelques nouvelles chansons et un groupe flambant neuf.
La dernière fois que je l’ai vu sur scène jusqu’à cet été, c’était l’hiver 2019. Baxter Dury était à Paris sans vraiment d’actualité (décidément) et donnait deux concerts lo-fi – un piano, sa voix – au Truskel et au Silencio –, deux années après la sortie d’un de ses meilleurs albums, Prince Of Tears – on a beau chercher, il n’y quand même pas beaucoup de ligne de basse aussi obsédante que Miami, la chanson d’ouverture. Quelques titres, quelques maladresses, beaucoup de talent et cette voix lancinante qui raconte mieux que n’importe laquelle les petits riens du quotidien – petits riens confessionnels ou autofictionnels, peu importe, ces histoires étant toujours comme parfaites, d’autant qu’elles racontent les hauts et surtout les bas d’une vie pas tout à fait banale. Des histoires dont certaines ont été réunies sur une compilation parue l’été 2021 un peu trop en catimini, Mr Maserati – avec pour ne rien arranger un raté pour le format vinyle, qui a fini par voir le jour en juin dernier – accompagnée d’un inédit (D.O.A.) et d’une autobiographie de haute volée intitulée Chaise Longue, récit plein d’humour, de second degré et collection impeccable de ces petits souvenirs qui égayent les soirées – et oui, qu’il faudrait penser un jour à publier dans la langue de Molière.
Malgré une actualité proche du néant et juste avant de rentrer en studio pour enregistrer son septième album – sous influence Kendrick Lamar laisse-t-il entendre à qui veut bien l’écouter, et en particulier aux journalistes de France Inter –, Baxter Dury a accepté cet été de donner deux concerts hexagonaux, le second se tenant justement en ce vendredi 19 août 2022, dans le cadre de la 30e édition de la Route du Rock (et retransmis sur Arte vers 23h00).
Le premier, lui, s’est déroulé dans la chaleur presque étouffante du sud-est le 21 juillet dernier aux Prairies de la Mer, camping haut de gamme de Port Grimaud qui depuis 2006 programme les jeudis d’été des concerts gratuits ouverts à toutes et à tous sous l’intitulé Plage de Rock. Sous les palmiers exactement – coïncidence ? Je ne crois pas –, l’Anglais s’est présenté en garde rapprochée – un batteur, un guitariste et l’inamovible et toujours parfaite Madelaine Hart aux claviers et aux chœurs –, masqué, les yeux pochés, dans un costume bleu pastel délicatement froissé. Un vêtement comme sur mesure pour ce crooner-conteur aussi à l’aise sur fond de disco poisseuse que de pop débraillée, où parfois les larcins se commettent sous le feu des projecteurs – c’est bien la ligne de basse du Let’s Dance de Bowie qui retentit au ralenti dans la nuit sur Slumlord, ce funk crépusculaire joué sous tranquilisants –, où les gestuelles évoquent parfois celles de l’un de ses grands copains, Jarvis Cocker – mais un Jarvis Cocker filmé en slow-motion. Après un D.O.A interprété seul face à un public de fans et de curieux, Baxter Dury va surtout puiser dans ses deux derniers albums – magistal I’m Not Your Dog, inquiétant The Nightchancers, hypnotique Porcelain –, finir par tomber la veste pour mieux prouver, hilare entre deux gorgées de Corona (la bière, pas le groupe), qu’il est le seul à savoir porter le marcel avec autant d’élégance que Sonny Corleone et enfin asséner Miami comme un uppercut – sous le menton, avec une rare précision. Mais avant même le final These Are My Friends – la collaboration house avec son compatriote Fred Again parue en single en 2021 –, c’est Cocaine Man qui porte l’estocade finale le temps d’une version electro transformant le site idyllique en dancefloor à ciel ouvert. Sous les étoiles d’un soir d’été, dans une chaleur qui épousait à merveille la moiteur de ses mélodies, titubant et pertinent, Baxter Dury a juste pris le temps, en seize chansons et le double de sourires, de rappeler qu’il ne boxait vraiment pas dans la même catégorie que nombre de ses contemporains.
Eponyme, encore et toujours
Oui ! Mais bien utilisé cette fois.