Vous voyez ces pontifes qui vous toisent des cimes de leur culture au détour d’une banale conversation devant un bar, généralement, pour vous expliquer que « le film est pas mal, mais le livre est tellement mieux » ? Tentons aujourd’hui de ne pas faire comme eux, car s’il y a bien un groupe culte qui ne saurait être associé à ce genre de pédanterie, c’est bien les Beastie Boys. Néanmoins… En 2018, Adam Horowitz (Ad-Rock) et Mike Diamond (Mike D) ont publié un magnifique ouvrage de presque 600 pages, simplement intitulé Beastie Boys Book. Lors de la tournée promo accompagnant la sortie du livre, les deux barons se dirent que la bonne idée serait d’en faire un spectacle, et de l’enregistrer en public. Pour mettre en scène ce two-men show, ils se tournent naturellement vers Spike Jonze, passé à la postérité avec la réalisation du clip de Sabotage en 1994. Adapté à la scène en trois mois, et filmé au Kings Theater de Brooklyn en avril 2019, il ne s’agit donc pas d’un documentaire, mais d’un spectacle illustré d’images d’archives, tour à tour maladroit, comique et touchant. Car des premières pages du livre aux dernières secondes du documentaire, l’ensemble forme un hommage à Adam Yauch (MCA), leur « grand frère, et même plus, un mentor », emporté par un cancer en 2012 à l’âge de 47 ans. Au fil de leur récit, ils insistent sur le rôle fondateur et fondamental de ce dernier sur leur carrière et leur vie en général. D’anecdotes savoureuses en témoignages fraternels (particulièrement lorsqu’ils évoquent Mr. And Mrs. Yauch), ils célèbrent l’inventivité et la singularité de MCA (ainsi que de son alter ego Nathanial Hornblower). Sur scène, incapables d’improviser sur le sujet sans se laisser déborder par leur émotion, ils récitent un peu gauchement les textes du livre, ce qui paradoxalement n’enlève rien à l’émotion, peut être à condition justement de l’avoir lu. A titre de comparaison, sur le baromètre de sincérité, on reste assez éloignés de Paul McCartney dédicaçant Something à George Harrison avec des trémolos dans la voix de manière systématique à chaque concert depuis bientôt 20 ans (et ne parlons même pas de l’opportunisme dans la manière d’évoquer ce cher John).
Beastie Boys Book et Story racontent l’histoire incroyable de trois ados new-yorkais qui aimaient s’amuser et rêvaient d’être cool. Ad-Rock rentre dans le détail de ces règles implicites qui gouvernaient alors leur univers : comment porter un sac à dos, combien de badges de groupes étaient recommandés, comment faire une mixtape parfaite… Je pense affectueusement à la cassette de Ill Communication que m’avait faite ma correspondante anglaise, dont j’ignorais qu’elle allait me rendre plus cool (ou moins naze, au choix) aux yeux de certains « grands » du lycée. Lorsque Mike D. évoque le mélange d’excitation et d’appréhension ressenti lors du premier concert new-yorkais de Black Flag (où se trouvaient également Ad-Rock, Thurston Moore et Kim Gordon pré-Sonic Youth, Henry Garfield pré-Henry Rollins, et Rick Rubin pré-Rick Rubin), je me revois dégoulinante de sueur et couverte de bleues à la sortie du concert des Beastie Boys à Bercy. C’est une des forces du livre : il semblerait que les auteurs n’aient jamais oublié qui ils étaient à 13-14 ans. Après avoir trouvé un nom idiot, Beastie Boys* (Boys Entering Anarchistic States Toward Internal Excellence Boys, malgré la présence de Kate Schellenbach – future Luscious Jackson – à la batterie), qu’Adam Yauch s’empresse d’immortaliser sur un badge, et toujours sous l’impulsion de ce dernier, le jeune groupe enregistre une démo sur laquelle figure le morceau Egg Raid on Mojo.
Pour ses 17 ans, Beastie Boys donne son premier concert chez le père de John Berry, guitariste du groupe. Jusque-là, tout le monde ou presque peut s’identifier à eux. Sauf que dans le « public » constitué de deux douzaines de potes se trouve Dave Parsons, le gérant de Rat Cage, un magasin de disques, qui leur propose de sortir leur disque, enregistré dans le même studio que leurs idoles, Bad Brains. Mike D n’a pas encore 16 ans. Dave Parsons, sera ensuite sosie officiel de Charlie Chaplin, avant de devenir Daisy grâce à Adam Yauch, qui lui offrira son opération un an avant sa mort au début des années 90. L’histoire de Dave Parsons ne figure pas dans le documentaire, elle est anecdotique, mais suffisamment importante pour qu’Ad-Rock choisisse de consacrer un chapitre à cet « adulte » disquaire, créateur de fanzine et du logo de Bad Brains, qui leur aura montré la voie. On en a tous connu un.
Dès le début de Beastie Boys Book, avant même de raconter sa rencontre avec Adam Yauch à un concert de Bad Brains, Mike D. explique le contexte scolaire de chacun des membres du groupe : une école de hippie libéraux (au sens américain du terme) pour lui, une encore plus laxiste pour Yauch, et une qui n’était « quasiment pas une école » pour Horowitz. Ils étaient donc entièrement libres, dans le plus grand terrain de jeu artistique de la terre, New York. Dans son essai Beastie Revolution, Luc Sante raconte l’extraordinaire mélange de scènes de la fin des années 70, où co-existent le punk, les clubs de salsa, les clubs gays, pendant que dans le Bronx est en train de se développer la culture hip-hop. Trois mois après le concert d’anniversaire, HR de Bad Brains leur propose de faire leur première partie pour le dernier concert du légendaire Max’s Kansas City, où les gamins se feront piquer leur matériel. Ils sortent, vont au non moins légendaire club Danceteria (vu dans Desperately Seeking Susan de Susan Seidelman en 1985). Les Djs commencent à devenir aussi importants que les groupes, et un soir, au Negril, les fans de punk hardcore ont une révélation devant Afrika Bambaata, accompagné de Jazzy Jay et du Rock Steady Crew. Pour se moquer du Buffalo Gals de Malcom McLaren et parce qu’ils adorent les pubs pour un glacier qui mettent en scène « Cookie Puss », ils s’enregistrent en train de faire une blague téléphonique, rajoutent quelques scratch à la ligne de basse d’Adam (Y) et la batterie de Kate. Le morceau sort à nouveau sur Rat Cage, et en quelques semaines, il est joué à la Danceteria et au Roxy’s par… Afrika Bambaata. Ils en feront également une version live catastrophique au Studio 54. Ad-Rock n’a pas encore 17 ans. Dans Beastie Boys Story, les vidéos et la musique donnent vie à cette période où tout semble s’enchaîner à une vitesse possible uniquement à New York, à cette époque-là. Le livre lui, regorge de playlists parfaites, élaborées par les Djs de l’époque comme Anita Sarko, qui témoignent du carambolage musical ambiant, où se côtoient la jeune Madonna et Danny Fields (manager des Stooges et des Ramones). Ad-Rock y raconte les soirs d’été, lorsque la terrasse de la Danceteria est ouverte, et qu’il peut contempler l’Empire State Building une margarita à la main. On a VRAIMENT envie d’y être avec lui. C’est probablement dans ces descriptions que la version papier trouve sa vraie richesse. Pour les amoureux de New York, il y a même une carte où figurent tous les lieux cités, autrement dit une carte aux trésors du cool, qui retrace l’histoire de la musique Downtown depuis 1975.
Durant l’été 1983, les lycéens sont décidés à devenir rappeurs, mais n’osent pas scratcher sur les platines de salon de leurs parents. Nick Cooper (futur Free Radicals), parle à celui qui se fait désormais appeler The King Ad-Rock d’un certain Rick Rubin, un étudiant qui possède deux Technics, une boîte à rythmes, et une machine à bulles. Rapidement, Rick remplace Dave Parsons dans son rôle de mentor. Sa chambre universitaire devient le nouveau Rat Cage, les garçons y passent de plus en plus de temps, à écouter tout et n’importe quoi. Ils s’éloignent progressivement de Kate, « de la manière la plus merdique possible », sans dire qu’ils ont d’autres projets avec Rick. Un soir, dans le fameux bar du troisième étage de la Danceteria, ce dernier fait la promo de Beastie Boys à Russell Simmons, l’homme derrière Kurtis Blow et Run-DMC (accessoirement frère de DJRun), propriétaire de Rush management. Rick a coproduit avec Jazzy Jay le morceau It’s Yours de T La Rock, dont Russell est fan. Les deux hommes décident de fonder le label Def Jam, et sortent la même année I need a beat de LL Cool J et Rock Hard des Beastie Boys, sur lequel le groupe sample (sans autorisation) Back in Black d’AC/DC. Désormais composé uniquement de MCA, Mike D. et Ad-Rock, et sous la houlette de Rubin et Simmons, Beastie Boys s’apprête à jouer dans la cour des grands, un peu comme « d’intégrer l’équipe de basket du collège pour que l’entraîneur vous ordonne de jouer avec les Lakers de 87-88. Et gagner. »
C’est à ce moment de leur histoire que l’exercice autobiographique devient intéressant, particulièrement dans Story. Comment continuer à avoir l’air cool et sympa, quand on s’est comporté en gougnafier ? Eh bien, on ne se justifie pas (« c’était pas vraiment de notre faute, on était jeunes », marche aussi avec « bourrés » et « défoncés » ), mais on présente ses excuses. C’est ce que font Mike D. et Ad-Rock, pour leur comportement vis-à-vis de Kate Schellenbach à l’époque où ils commencèrent à traîner avec Rick Rubin, et à prendre le melon. Ils sous-entendent tout de même que ce dernier les aurait encouragés à devenir ce dont ils se moquaient au départ, une version hip hop des « rock stars débiles type Poison », arrogants, mal élevés et machos, alors qu’à l’origine ils traînaient principalement avec « des filles plus cools que nous ». Ils ne s’épargnent pas dans la description de leur ascension vers le sommet des charts, qui les faisait plonger chaque jour un peu plus dans la caricature du beauf « frat boy ». MCA sera le premier à jeter l’éponge, déclenchant par la suite le reboot du groupe avec le chef d’oeuvre Paul’s Boutique. Mea culpa sincère ou communication politiquement correcte? Un des aspects les plus sympathiques du Book est la remise en cause fréquente des anecdotes, par le biais de petits commentaires laissés par les intéressés, qui viennent corriger la vision poétique de l’histoire, telle qu’elle est livrée par le narrateur (souvent Adam Horowitz). De la même manière, ils admettent volontiers avoir profité des évènements, de leurs privilèges et de la blancheur de leur peau pour être signé par Def Jam, Russell Simmons étant bien conscient que ces stooges (les comiques, pas le groupe), ont plus de chance de passer sur MTV que LL Cool J. On peut également douter que Kathleen Hanna, Madame Horowitz à la ville, tolérerait un opportunisme aussi flagrant de la part de son époux. C’est d’ailleurs un des passages réussis de Story, lorsque ce dernier explique qu’il vaut mieux passer pour un hypocrite que rester un abruti.
Pour les besoins de cet article précédé d’une mixtape que les plus malins d’entre vous trouverez en lien ci-dessous, j’avais décidé de me limiter aux 26 premiers morceaux cités par Adam Horowitz et Mike D., hors playlists et contributions extérieures. Dans les pépites de Beastie Boys Book (en plus de la carte, des photos, des contributions plus ou moins absurdes des copains) se trouvent également huit pages de titres choisis par les auteurs, dont quatre sont consacrées à la mixtape qu’aurait faite Adam Yauch s’il avait pu. Je vous laisse donc en 1985, après les deux flops sortis sur Def Jam, Rock Hard puis She’s on It, avant que le groupe ne se retrouve à assurer la première partie de Madonna. Avant Licensed to Ill, le succès, l’image de frat boys demeurés et les tournées marathon. Avant la rupture avec Def Jam, l’éloignement puis le retour en force. Avant la rencontre avec Mario Caldato Jr et Paul’s Boutique, avant de devenir de vrais musiciens, le départ pour Los Angeles, le studio G-Son et sa rampe de skate indoors, Check your Head, Ill Communication, Money Mark et Spike Jonze, Grand Royal (le label et le fanzine), le concert pour le Tibet, le travail avec Mix Master Mike pour Hello Nasty, le 11 septembre et To the 5 Boroughs, la mort d’Adam…
A l’heure où je tape ces lignes, Mike D. et Ad-Rock, confinés comme le reste du monde, semblent avoir tourné une page avec Beastie Boys Book et Beastie Boys Story. Beastie Boys a cessé d’être un groupe en perdant Adam Yauch, mais si on en croit l’interview publiée par GQ il y a trois semaines, Mike D. semblerait prêt à se replonger désormais dans les archives musicales du groupe. (peut être que lui aussi, le confinement lui fait dire n’importe quoi).
Le livre est une somme, le documentaire une autre. Même si on aurait pu imaginer autre chose de Spike Jonze, Beastie Boys Story a le mérite d’offrir un témoignage direct et sans effet de style, pour se concentrer sur l’essentiel, un peu comme si le Profil d’une oeuvre (mais si vous voyez très bien, ce truc utilisé en première dans l’espoir de tromper le prof) de Zadig avait été rédigé par Voltaire. De par son format parfois à la limite du Ted Talk, il se concentre sur leur carrière qui, si elle fut suffisamment composite pour fournir un matériau riche, ne rend pas tout à fait justice au talent narratif de ses membres restants qui, en vrais nerds obsédés du détail, se sont consacrés à leur livre avec le même soin et la même passion qu’ils mettaient ado à faire leurs cassettes.
* Il ne faut donc pas dire the Beastie Boys ou les Beastie Boys, d’où les titres Beastie Boys Book et Beastie Boys Story. Ce n’est pas moi qui le dit, mais eux.
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