La séquence 1997-1998 est charnière dans l’évolution du genre IDM. Un moment qui a marqué la progressive mise à distance d’une matrice post-rave en direction d’une exploration des marges les plus déviantes du dancefloor ou d’une écriture plus pop d’un côté – Aphex Twin, Boards of Canada, Bogdan Raczynski. Pour, d’un autre, voir un grand nombre de musiciens s’engager dans le formalisme et le conceptualisme arythmique – du label Mille Plateaux à la laptop music des labels Mego ou Raster-Noton par exemple. Assurément, Sean Booth et Rob Brown ont choisi d’emprunter la deuxième voie, au point d’en incarner l’une des formes idéal-typiques : c’est ce qui frappe à la réécoute de Chiastic Slide (1997) et du LP5 (1998), deux disques réédités au mois de novembre par Warp Records, qui renvoient à un tournant esthétique majeur dans une œuvre que l’on peut rétrospectivement appréhender selon certaines lignes de force. À savoir : 1) Une déconstruction des modèles electro et acid house, par une pratique hétérodoxe du breakbeat et des polyrythmies post-techno. 2) Un travail sur les textures, sur la matérialité du sonore, que l’usage croisé des machines analogiques « traditionnelles » et des outils numériques illustre de manière particulièrement frappante (on pense notamment à l’importance de la synthèse granulaire pour leur son). 3) Une recherche autour du médium électronique, à propos des process de composition ou de production, des protocoles de programmation génératifs et aléatoires (on imagine la sophistication de certains de leurs patchs Max/MSP).
Trois axes qui permettent d’aborder le parcours d’Autechre comme l’une des dernières grandes aventures modernistes de ces trente dernières années. Et surtout, avec la réédition des deux disques dont il est question ici, de prendre la mesure d’une séquence particulièrement décisive au sein d’une œuvre emblématique du bord le plus aventureux et réflexif des musiques électroniques issues de l’explosion rave UK. Car en 1997, le duo peut être considéré comme l’un des plus importants pour cette constellation si singulière dont la fameuse compilation-manifeste Artificial Intelligence (Warp) aura pu en 1992 poser les bases « programmatiques ». Spectralité ambient, minimalisme bleep et psychédélisme acid convergent pour dessiner les contours d’un genre dont l’ambition d’expérimentation a toujours constitué l’une des principales marques de fabrique. De Incunabula (1993) à Tri Repetae (1995), l’un des sommets de leur discographie « première période ») en passant par Amber (1994), les premières productions d’Autechre ont pu se caractériser par une certaine évidence harmonique assez éloignée de la radicalité stochastique de disques plus tardifs comme Confield (2001) ou Exai (2012). À cet égard, Chiastic Slide peut faire figure d’œuvre-pivot en ce qu’elle semble inaugurer ce qui se distinguera au fur et à mesure comme l’une des grandes caractéristiques du travail d’Autechre : avec Cipater, qui ouvre le disque, ou encore Tewe, c’est une forme d’épure rythmique à laquelle nous convient Booth et Brown. En visant l’ossature du beat qui la rend quasi indiscernable des bugs ou glitchs digitaux dont l’enveloppe à la précision chirugicale s’imposera comme signature, ce quatrième LP d’Autechre constitue un manifeste formaliste particulièrement radical. Nous pouvons aussi évoquer Hub ou Cichli comme titres dont l’austérité néo-indus pourrait renvoyer à Coil ou Esplendor Geometrico. Sans oublier Pule ou Recury qui convoquent un certain art mélodique, modérant quelque peu l’abstraction jusqu’au boutiste de l’œuvre. De quoi totalement réhabiliter Chiastic Slide, disque à l’époque mal aimé d’un public attendant un héritier plus fidèle aux points hauts de Tri Repetae.
Mais c’est surtout avec le LP5 qu’Autechre va véritablement consacrer ce qui peut sans aucun doute être considéré comme un point de rupture au sein d’un parcours tout entier dédié à la recherche formelle. Dès Acroyear2, le caractère sans concession du dispositif s’affirme : un kaléidoscope numérique rythmique et bruitiste que le reste du disque va en quelque sorte déployer (Rae, Vose In). Les bases du renouvellement d’un genre sont posées : l’extrême sophistication du travail avec les logiciels de synthèses rencontre une réelle virtuosité dans l’utilisation des séquenceurs (Corc, Arch Carrier). Il n’est pas abusif ici de parler de chef d’œuvre tant la densité du disque implique pour l’auditeur d’opérer une véritable révolution copernicienne. Celle de s’abstraire de l’immédiatisme dancefloor ou d’un certain ordonnancement tonal, pour mieux saisir la beauté de constructions fractales sans équivalent à l’époque dans la scène IDM. Et à l’encontre d’un cliché solidement ancré auprès du discours critique, celui d’une œuvre tendant à l’hermétisme et à l’abstraction désincarnée, c’est aussi et surtout la dimension organique des timbres et textures qui singularise le LP5 – Fold4, Wrap5 par exemple. Un travail sur la synthèse sonore ouvrant sur une séquence qui culminera avec ces trois « grands » disques des années 2001-2007 : Confield (2001), Draft 7.30 (2003) et Untilted (2005). Ce que David Stubbs, dans un article pour Wire, pourra décrire comme une « joyeuse virée cérébrale », dont la portée relève précisément dans la capacité qu’aurait la musique d’Autechre d’échapper à la matrice parfois trop normée du geste avant-gardiste. Toute une constellation de labels et artistes assumant un rapport décomplexé et ludique à l’expérimentation semble en effet en être issue ou instaurer un dialogue avec les propositions du duo : les labels Schematic et Beta Bodega, Tigerbeat 6, Skam ou Zod Records, en passant par des artistes aussi capitaux que Matmos, Phoenecia, voire même le Radiohead période Kid A (2000) ou Amnesiac (2001).
S’inaugure dès lors avec Chiastic Slide et le LP5 un acte d’une radicale souveraineté : une prise de distance avec tous les schémas consacrés de le production techno d’un côté et de la musique de recherche de l’autre. Pour culminer dans les formats hors normes de ces dernières années, comme le montrent les plusieurs heures de Elseq 1-5 (2016) ou des NTS sessions (2018). Ces deux LP de 97 et 98 font donc figures de véritables pierres angulaires pour les musiques électroniques contemporaines. Et se révèlent à ce titre indispensables.