Dans More Brilliant than the Sun (1), livre considéré comme culte et étude définitive sur l’afrofuturisme, le théoricien et critique Kodwo Eshun élabore la catégorie de « Sonic Fiction » pour rendre compte du potentiel narratif et fictionnel de tout un pan de la musique afro/anglo-saxonne. Du jazz à la Jungle, en passant par le Dub, le Hip Hop et bien évidemment la techno, autant de courants qui ont en effet pu participer à la configuration d’un continuum esthétique marqué par une grande tonalité SF et futuriste. Que l’on évoque les fantasmagories cosmiques et l’imaginaire spatial de Sun Ra, ou les assauts militaro-cyberpunks et militants du label Underground Resistance, la puissance de configuration fictionnelle portée par ces musiques apparaît comme l’une de leur caractéristiques essentielles.
C’est par exemple ce qu’a pu déclarer le pionnier techno Juan Atkins : « J’étais à fond dans tout ce qui était science-fiction. Tout ce qui pouvait toucher à l’espace, aux voyages dans le temps, aux OVNIS me fascinait. (…) Des livres comme ceux d’Alvin Toffler, d’H.P. Lovecraft ou d’Isaac Asimov étaient des références fondamentales pour moi. » (2) Et c’est aussi à ce titre que l’œuvre de Gerald Donald nous semble décisive. Figure majeure de la « deuxième vague » de la Techno de Detroit, il a pu, via ses différents projets et alias, incarner de manière particulièrement emblématique cet art de la « fiction sonore » – que l’on évoque les noms de Drexciya (avec James Stinson), Dopplereffekt, Heinrich Mueller, Der Zyklus, Glass Domain, et tant d’autres. Ou encore celui d’Arpanet. Or la réédition chez Record Makers de deux disques essentiels de ce projet – Wireless Internet (initialement paru en 2002) et Inertial Frame (2006) – permet de prendre toute la mesure du travail de cette figure énigmatique qui s’impose comme l’une des plus importante voix de la production électronique contemporaine. En s’inscrivant dans la continuité d’un certain minimalisme post-kraftwerkien, du funk robotique et futuriste de Cybotron ou encore bien évidemment des premières productions typiques du son Detroit (un axe Juan Atkins/Kevin Saunderson/Underground Resistance), il perpétue d’une manière particulièrement fascinante une filliation « electro » qui a pu caractériser depuis ses origines les boucles et rythmes répétitifs issus de la Motor City. Avec des titres comme Devoid of Wires ou Infinite Density, c’est bien d’un travail autour d’un certain canon techno dont il peut être question : beats minimalistes et robotiques, basslines et arpèges synthétiques, convoquent un imaginaire dystopique à la paranoïa typique d’une science-fiction néo-orwellienne.
Surtout, avec Arpanet, la dimension narrative du travail de Donald apparaît encore une fois comme l’un de ses marques de fabrique les plus remarquables : l’imaginaire aquatique de l’Atlantique noire porté par Drexciya ou encore l’esthétique rétro-socialiste développé par Dopplereffekt sont ici supplantés par l’évocation d’un monde saturé par les technologies de l’information et ce qu’elles impliquent en terme de contrôle social. Avec un nom qui évoque l’ancêtre du réseau internet développé en 1969 pour relier certains centres militaires, industriels et universitaires, ce projet permet à Gerald Donald de creuser l’une de ses grandes obsessions : l’imbrication du technologique et du politique qu’évoquent des titres comme Illuminated Displays ou I-mode sur Wireless Internet. Sur Inertial Frame, c’est du côté d’une esthétique jouant sur les codes de la science physique que nous nous trouvons : Gravitational Lense ou Universe Oscillation convoquent cette figure d’un monde marqué par le dispositif techno-scientifique comme modalité du rapport social de domination. Nous pouvons alors comprendre que la musique de Gerald Donald se caractérise par sa prodigieuse puissance d’évocation. Une bande-son fondamentalement fictionnelle, spéculative et cinématographique au service d’un projet qui allie esthétique visionnaire et purisme electro-techno. Une double réédition qui constitue donc une excellente occasion de se replonger dans cette œuvre littéralement fascinante, à l’influence souterraine fondamentale.
1. Kodwo Eshun, More Brilliant than the Sun : Adventures in Sonic Fictions, Quartet Books, 1998. 2. Juan Atkins interview : The Originator sur skiddle.com