David Pajo a perdu ses dents très jeune, lors d’un concert d’Iron Maiden. Je me suis cassé une dent lors d’un concert d’Asian Dub Foundation, mais c’est une autre histoire, d’une autre génération. Quoique : on aime réviser et corriger ses icônes, s’inventer des généalogies, se parfaire comme Auditeur puis, en vieillissant encore un peu, si l’on n’est pas trop rassis, on lâche cette révisionnite commune, ce snobisme à rebours, et on accepte de considérer qu’on a pu aimer, et qu’on peut encore aimer, et New Order, et Slint, et Iron Maiden.
Par exemple.
Au hasard.
Ou pas tout à fait.
Je n’ai donné aucune dent à Iron Maiden, mais je pense les avoir écoutés au moins autant que David Pajo – c’est-à-dire – j’ai beaucoup écouté David Pajo – j’ai beaucoup écouté Iron Maiden – David Pajo a beaucoup écouté Iron Maiden – comme ses camarades de Slint.
Vous écoutez Slint ?
Si vous lisez Section26, il y a des chances qu’a minima une frange significative de vos amis audiophiles, sinon vous, soit toquée de ce groupe. Il y a une chance aussi pour que vous n’ayez jamais écouté un disque entier d’Iron Maiden, et beaucoup de disques de Slint ou de Cure, au hasard.
Ou pas.
Slint a inventé le post-rock, ou presque.
Saint David Pajo a inventé le post-rock avec Slint, ou presque.
Saint David Pajo, de Slint et de Tortoise et de Papa M, excursionniste révéré de l’Indépendance Moderne, a tout de même payé un bien drôle de tribut à Iron Maiden. L’imitation de Paul Di’Anno y est convaincante, les maladresses touchantes. Depuis le temps, il pourrait se contenter de palper des couves de Wire et des chapiteaux à Primavera, de goûter la dévotion, mais il persiste à achever d’éprouver ses fans par ce genre d’excursion presque aussi sûrement qu’en zonant avec Corgan.
Mais ce n’est pas l’objet.
Ce n’est pas Slint qui a inventé le post-rock, mais des critiques – un – le plus important – Simon Reynolds.
Et c’est Iron Maiden qui a inventé Slint.
Si.
Je n’étais pas bien au courant de ce dernier fait, alors que j’étais bien au courant de mon amour définitif pour Slint, et de mon amour ressuscité pour Iron Maiden. J’étais aussi au courant que mon goût pour les pintes en parlant de musique, comme une frange non négligeable des rédacteurs.trices et des lecteurs.trices de Section26. Et il s’est trouvé que l’an dernier, le lendemain d’un concert de Robert Forster des Go-Betweens à Paris – enfin – j’ai – enfin – causé de la chose métallique avec Etienne Greib, l’une des âmes de la RPM. Nous avions quelques confessions à nous faire, j’avais quelques choses à entendre – ses oreilles parlent mieux que les miennes – elles sont tellement riches.
Nous avons évoqué la chose métallique. Nous avons évoqué le post-rock. Et c’est donc lui qui me l’a donné : les mômes de Slint – comme de nombreux mômes – comme nous autres mômes – étaient fans de « Maiden », et ont créé une musique à partir d’un morceau d’un groupe dont la planète critique se moque depuis que la suffisance existe.
Un seul morceau d’un groupe à moule-burnes, à solos en tapping, à mascotte, à concepts, à chanteur suraigu, a suffi à inspirer l’étalon d’une sobriété de l’expérimental, une sobriété rassurante, à peine emo sur les bords, pas trop. Et je songe à tous mes amis fans de Slint et de Will Oldham – difficile de les dissocier complètement – et je songe au morceau comme je songe à ces trois heures du matin, quand on se propose de gagner le monde par un disque, de convertir à La Question de Françoise Hardy ou à Construçao de Chico Buarque.
Proposons la bonne version, Live After Death (1985), la tentative de conquête de l’Amérique – Iron Maiden, comme la plupart des groupes anglais, s’y cassera les dents – et aura la sagesse d’y renoncer vite.
Bruce Dickinson, second et historique chanteur, possiblement insupportable mais fort sympathique sous sa frange, introduit une chanson-fleuve, inspirée d’un poème de Samuel Taylor Coleridge, en évoquant l’usage thérapeutique des drogues psychédéliques par la reine Victoria. N’importe quoi donc, évidemment en moule-bite, évidemment le pied sur le retour, ceinturon à tête de mort, cuisses d’escrimeur de haut niveau. Sa blague sur sa propre consommation de thé est une blague parce qu’elle n’en est pas une : il n’a jamais rien pris de plus fort parce qu’il n’en a vraiment pas besoin et que Steve Harris, chef et bassiste, vire du groupe au moindre écart dans ce registre.
Les fringues sont grotesques, la décoration égyptienne – raccord avec l’artwork du dernier album studio en date, Powerslave (1984) – presque discrète – l’argent commence à peine à rentrer – les statues d’Anubis qui encadrent la batterie ne sont même pas animées. Déroule une chanson d’abord correcte dans le genre si l’on aime, légèrement pompière – qui lit Section26 quotidiennement peut tout de même songer à certains singles et à certains shorts de New Order avant de s’offusquer –, correctement influencée par des bouts de Motörhead et par le second Black Sabbath – celui de Dio – tout va bien – dans ce monde-là, au rythme gentiment ternaire – sans swing.
Mais.
La chanson dure treize minutes et ça se grippe peu à peu. Les breaks du batteur Nicko McBrain, ex-Trust, oui, et héritier absolu de Bill Ward, évidemment, décalent discrètement, suspendent, ouvrent et referment les airs sous les longs, très longs nuages. Le chant abandonne le lead, se noie, appuie la métaphore du morceau. Le mid-tempo initial demeure un temps, on lâche peu à peu les couplets et les mises en scène, on descend imperceptiblement les harmonies, les fameux tritons du metal qui, dans tout autre genre musical à guitare électrique, appellent pour le critique à lieux communs l’évocation des fameux paysages cinématographiques. Une guitare joue les fondamentales, l’autre délaie les accords.
Je pense à Cure un peu, aux fans d’Iron Maiden de l’époque, à ceux de Cure de l’époque, à leurs dévotions respectives.
Le temps et la vidéo reprennent leur cours.
Ça s’arrête pourtant.
Plus de batterie, plus de riffs.
Débutent les quelques minutes qui finissent d’inventer Slint et donc le post-rock, talkover inclus.
Je vous jure que c’est vrai. C’est à 7:10 de la vidéo. C’est Slint.
Je ne vous demande pas d’aimer – je ne vous le demanderai jamais. Mais je vous jure que c’est vrai. Je vous jure que si vous écoutez, vous entendrez, quels que soient les attributs de votre goût, quelque chose d’une profondeur inattendue – un événement – un monde créé par des arpèges de basse et des contrechants de guitare – rien, presque – Godspeed, quelqu’un ? Slint ? Oui. La pénibilité des fans autorisés de post-rock, les headbangers à hoodie noir ? Non, pas encore, ça viendra plus tard. Les autorisations ? Non plus.
Non, décidément, Iron Maiden, en groupe anglais bien élevé, n’a pas besoin d’autorisation. Il a l’évidence pour ça.
Ça reprend ensuite sans surprise avec des relances, des cris, des breaks, il faut bien les solos de guitare – qui sont chouettes dans le genre –, la chanson et le drama sont soignés – on éprouve – on ressent. C’est raconté et tellement sincère – entendons-nous : ils auraient pu raccrocher les wagons, pondre du sous-Van Halen et palper allègrement, ils ont préféré creuser des concepts et écrire des chansons, ils auront donc toujours raison. Prime à la sincérité et à l’histoire. On voit les tasses d’Adrian Smith et de Dave Murray, guitaristes réjouis quand ils reprennent les unissons après les exploits gymniques de rigueur, et on se réjouit avec eux.
Au fond du gouffre, donc, comme le narre Coleridge, puis dehors.
Iron Maiden ne figure sur aucune de nos listes habituelles et confortables, n’a pas l’allure de Silver Apples ou de Can, du Velvet ou de Tindersticks, de Talk Talk ou de Tom Ze. Pourtant, l’espace d’un morceau concentrant toute la moelle et la finesse de leur art, ces supposés clowns ont créé ce post-rock qui va ensuite vivre et se répandre par Slint.
Quant à celui dit britannique qui va vivre et se répandre par Stereolab, avant l’hypothèse d’une ascendance krautrock, il voit tranquillement le jour en 1971, à 2:19 par ici. Mais il s’agit d’une autre histoire.