Avant la survenue de la crise du Covid, Adam Green avait prévu une tournée en Europe, notamment en France, pour promouvoir son délectable album Engine of Paradise. Nous l’avions interviewé pour l’occasion, mais les concerts prévus ayant été reportés à une date indéfinie, nous avions dû nous-même remettre la publication de cet entretien à plus tard. Adam Green est enfin de retour sur la route et c’est donc le moment de dévoiler cette « interview perdue » qui a gardé toute sa fraîcheur malgré le temps passé. Le New-Yorkais évoque pêle-mêle ses idoles musicales, son goût pour la peinture, son admiration pour David Berman ou Kimya Dawson, et il est même question de… Michel Berger !
Engine of Paradise rappelle souvent l’univers de Lee Hazlewood. Qui sont tes héros musicaux ?
Adam Green : Ah, chouette pour Lee Hazlewood. En fait, la plupart de mes héros sont morts et il y en a vraiment beaucoup. Je dirais que je vénère particulièrement Scott Walker, Lou Reed, The Doors, Bob Dylan, Leonard Cohen, Skip Spence. Mais j’écoute bien sûr aussi des artistes vivants, comme Weyes Blood, Father John Misty, Big Thief, Dirty Projectors, tout en me sentant proche de musiciens de ma génération comme Jeff Lewis, Turner Cody et David Berman. Je pourrais te parler aussi du groupe japonais Ghost, Horror Recordies, John Davies de Folk Implosion et bien sûr Kimya Dawson des Moldy Peaches, Diane Cluck, des gens comme ça, que je trouve géniaux. J’allais oublier des groupes fabuleux comme les Vaselines et Beat Happening, Bikini Kill ou Yo La Tengo, avec qui j’étais d’ailleurs la semaine dernière. J’écoutais tous ces groupes sur des mixtapes quand j’étais ado. Mais j’aillais oublier Beck. C’est vraiment sous son influence que j’ai eu envie de d’écrire des chansons. J’ai vraiment été très marqué par son album Mutations (1998). On l’a encore écouté en boucle dans le van lors de notre dernière tournée, un disque vraiment sophistiqué du point de vue de la musique comme des paroles. À mon sens, Beck est un génie, qui a su créer son propre univers parallèle. J’ai aussi pas mal d’admiration pour Prince, qui est pour moi une sorte de deuxième David Bowie, tant du côté musical qu’au niveau visuel. Mais pour revenir à Lee Hazlewood, j’ai évidemment marché dans son sillage quand j’ai fait cet album en duo avec Binki Shapiro, qui était une sorte de clin d’œil au travail de Lee avec Nancy (Sinatra).
Tu sembles aussi donner pas mal d’importance à ton esthétique visuelle, comme dans le clip de Freeze My Love où on te voit en train de peindre.
Adam Green : Oui, l’aspect visuel est très important pour moi. J’ai eu la chance de visiter énormément de musées, notamment en Europe, depuis mes 20 ans, quand j’ai commencé à tourner ailleurs qu’aux USA. Et ça a été fondamental pour moi, ça a forgé ma conception esthétique, de façon autodidacte. J’aime beaucoup l’expressionnisme allemand et autrichien, A.R Penck, Georg Baselitz, Maria Lassnig. J’adore le musée d’art brut à Lausanne. Le Louvre est incroyable aussi, notamment au niveau de son art païen, car nous, aux USA nous avons peu de reliques aussi anciennes, des sculptures vieilles de 10 000 ans.
On parlait de Lee Hazlewood tout à l’heure. J’ai lu dans une interview qu’il commençait souvent sa chanson par le titre, en brodant autour, et en travaillant essentiellement en studio avant même que la chanson ait vraiment pris forme. Comment ça se passe pour toi ? Comment tu écris tes chansons et comment tu procèdes quand tu es en studio, avec tes musiciens et ton producteur Loren Humphrey ?
Adam Green : Je suis un grand fan de Lee Hazlewood mais je me sens plus proche de Scott Walker au niveau des paroles. Celles de Hazlewood sont peut être un brin trop basiques, « bubblegum », presque enfantines pour moi. Personnellement, je trouve plus mon compte dans des textes plus « adultes ».
Mais toi, comment procèdes-tu pour écrire tes chansons ? Quel est ton point de départ ? Est-ce que tu commences par écrire les paroles, ou tu pars d’une musique qui te vient en tête ? Est-ce que tu écris tes chansons avant de rentrer en studio ou pendant ? Comment ça fonctionne pour toi ?
Adam Green : En fait c’est marrant, parce que je compose beaucoup en marchant, quand je sors faire une promenade, comme si le rythme naturel de mes pas faisait naître des mélodies en moi. Ensuite, je laisse la mélodie provoquer des émotions, qui vont elles-mêmes en quelque sorte suivre le fil de la mélodie. Je laisse ensuite venir les mots qui font écho à ces émotions.
Donc, tu pars toujours d’une mélodie ?
Adam Green : Oui, et les mots viennent en quelque sorte décorer la mélodie. Ils sont pris dans une espèce de tornade intérieure qui surgit spontanément en moi. Pour faire une autre métaphore, je dirais que les chansons sont comme un aperçu de mon paysage intérieur, mais exprimé un peu abstraitement par la suite.
David Byrne des Talking Heads a dit un jour que selon lui, « l’importance des paroles des chansons est surévaluée », alors que Jeffrey Lewis m’a un jour dit qu’à son sens, les textes étaient la partie essentielle d’une chanson, à tel point que la musique lui paraissait presque secondaire. Qu’en penses-tu ?
Adam Green : Personnellement, je pencherais plutôt du côté de Jeff, même si je respecte le point de vue de David Byrne. Mais en fait, les deux sont d’égale importance. Idéalement, si j’avais une baguette magique qui permettrait de demander à Beethoven d’écrire la musique et à Shakespeare les paroles, je n’hésiterais pas, et je prendrais De Vinci ou Van Gogh pour les visuels (rires). Toutes ces différentes dimensions sont en fait nécessaires, complémentaires et indissociables dans ma conception de la musique. D’une certaine façon, l’art est multidimensionnel et s’adresse à tous les sens. Imagine que tu es en train de coucher avec Marilyn Monroe et que tu te rends compte qu’elle a mauvaise haleine, ça gâcherait toute l’expérience (rires). J’ai toujours eu une espèce de fantasme d’art total qui vient de mon goût pour La Montagne Sacrée de Jodorowsky ou pour le Satyricon de Fellini, mais aussi du Festin nu de Burroughs. J’aime l’idée de recréer une sorte d’univers parallèle, de réalité alternative.
Est-ce qu’il y a des choses précises qui t’inspirent pour les paroles ?
Adam Green : Mon pote Turner Cody, ça le fait marrer quand il y en a qui croient qu’il faut une raison particulière pour écrire une chanson. Il suffit d’être emporté par une émotion, d’avoir l’envie et l’énergie nécessaires pour chanter. Quand on n’a pas la pêche, c’est impossible.
Par le passé, tu as collaboré avec Kimya Dawson et Binki Shapiro. Si tu pouvais travailler avec une artiste féminine actuelle de ton choix, à qui penserais-tu ?
Adam Green : J’aimerais bien refaire des choses avec Kimya, avec laquelle j’ai écrit mes premières chansons, quand j’étais vraiment très jeune. Mais c’est difficile de choisir comme ça, hors contexte, car que ce soit avec Kimya et Binki, les choses se sont faites d’elles-mêmes Il y avait une opportunité, des conditions particulières, qui nous ont naturellement conduits à faire des trucs ensemble. C’est le feeling du moment qui a décidé pour nous. En fait, ces occasions ne se sont présentées que deux fois dans ma vie.
Tu as recruté le groupe français Coming Soon comme backing band pour ta dernière tournée, tu peux nous en parler ?
Adam Green : Je les adore, ils sont excellents. Et Léo a aussi monté les Pirouettes, qui sont très bons. Je ne sais pas exactement où ils en sont, car certains ont eu des enfants et je ne sais pas ce qu’il vont faire prochainement, mais j’ai hâte de les revoir et de jouer avec eux.
Sinon, il y a d’autres artistes français auxquels tu t’intéresses ?
Adam Green : Il est belge, mais j’aime beaucoup Jacques Brel. Sinon, parmi les artistes français il y a bien sûr Gainsbourg, Françoise Hardy ou Piaf. Et j’ai aussi découvert Alain Bashung, qui me fait un peu penser à Lou Reed. J’aime bien sûr la scène anti-folk française représentée par Herman Düne. Dans le tourbus, les Coming Soon m’ont fait écouter Michel Berger (rires). Mais j’aime surtout Gainsbourg, dont la musique est vraiment incroyable, et Brel, qui me fait penser à Scott Walker. J’ai lu une super biographie de Brel, en anglais, la seule qui existe à ma connaissance, et j’ai vu quelques documentaires sur lui. A chaque fois que je vais en Belgique, j’essaie de voir des expos sur lui, ou de visiter le lieux où il a vécu. J’aime bien regarder des vidéos de ses concerts.
Tu as découvert d’autres artistes en tournant en Europe ?
Adam Green : En Italie, j’en ai profité pour aller voir autant de tableaux du Caravage que possible. Je l’adore. Parfois, ses personnages sont effrayants, on croirait des hipsters drogués sortis de bars minables à qui ont aurait demandé à 3 heures du matin de poser en Jésus Christ ou en Vierge Marie (rires). J’aime aussi beaucoup le peintre symboliste Odilon Redon. Je me considère moi-même un peu comme un symboliste.
Sinon, tu as participé à la compilation-hommage de Section 26 à David Berman de Silver Jews, en proposant un mash-up d’une de tes chansons (Musical Ladders) avec sa Black and Brown Shoes, tu peux nous parler de ta perception de sa musique ? Est-ce que tu as eu la chance de le rencontrer ?
Adam Green : Je me demande si ma chanson n’a pas été directement inspirée de la sienne. D’ailleurs, les deux se marient si bien l’une à l’autre ! J’étais très heureux de lui rendre hommage. C’était un ami, et c’était génial de l’avoir pour ami. Je pense que c’était un authentique génie. Tous les gens a qui j’ai parlé de son bouquin Actual Air l’ont trouvé incroyable. C’était un vrai écrivain. Pour moi, la façon dont il manie les mots représente la quintessence de ce que la poésie doit être, un modèle absolu. Je crois qu’il évoluait dans une zone émotionnelle et artistique qu’il était le seul à pouvoir atteindre, comme une sorte d’astronaute évoluant dans une dimension qu’il était le seul à habiter. Et depuis qu’il est mort, je me rends encore plus compte que personne ne pourra jamais prendre sa place ni exprimer toutes ces choses importantes sur notre vécu intérieur. Sa mort m’a beaucoup attristé. C’était un gars vraiment cool. Je regrette juste que beaucoup de monde n’ait pas su apprécier son talent de son vivant. C’est tellement dingue de pouvoir connaître des gens comme lui. Je pense aussi à quelqu’un comme Kimya Dawson, qui est un véritable génie aussi, et qui devrait être bien plus estimée. Il faut vraiment apprécier et mettre en avant les artistes de leur vivant.
Tu as commencé à faire de la musique à l’ère pré-Internet, est-ce que l’arrivée du streaming, du numérique a changé ton rapport à la musique, à la scène etc. ?
Adam Green : Ça n’a pas changé tant de choses que ça en fait, même si je sais que ça a pas mal affecté la sphère de la musique indé. Par exemple, aujourd’hui les labels donnent infiniment moins d’argent pour tourner un clip ou enregistrer un disque.
Sinon, tu vas tourner avec Turner Cody, est-ce que tu peux nous parler de lui ?
Adam Green : Turner va défendre son dernier album, qui est vraiment top. Il fait partie de ces gens super talentueux dont je parlais tout à l’heure. Turner est une sorte de Neil Young, mais en version drôle. Il passe sa vie sur la route, toujours en tournée.