Lorsque Nicola pose le dernier album de Belle and Sebastian sur la platine, A Bit of Previous, et que résonnent les premiers accords du titre d’ouverture, Young And Stupid, cela fait longtemps qu’il s’est éloigné du groupe écossais, le groupe chéri de son adolescence. Guitare acoustique, touches de violon, batterie légère, et la voix inaltérée de Stuart Murdoch, la composition se tient. Le rythme de la mélodie sonne comme une ritournelle entraînante, les paroles, nostalgiques d’une jeunesse à présent lointaine, émeuvent ; le morceau s’écoute sans déplaisir, la joie -celle de retrouver une personne aimée- et le sourire illuminent même le visage de Nicola, mais il demeure à distance. Ce premier titre réussit tout de même, et de façon immédiate, à le ramener à l’été de ses seize ans.
C’est un soir de mi-juillet, un soir de concert dans la ville de Glasgow, le dernier avant de rentrer en France après deux semaines d’un séjour linguistique, et Nicola se souvient de sa mélancolie qui ne cessait de grandir au fur et à mesure que les jours passaient et que la date du retour approchait- l’accueil et la chaleur de John, Maeve et de leur fille unique Sarah avaient été si parfaits. Belle and Sebastian vient donner un concert dans sa ville d’origine après quatre années de silence discographique. Le groupe doit jouer à la tombée de la nuit au Kelvingrove Bandstand récemment rénové. Pendant le trajet en bus, Sarah raconte à Nicola l’histoire de cet espace singulier. Dernier kiosque à musique d’Écosse, il se trouve au milieu d’un parc public- le premier précise-t-elle-, aménagé dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Sarah ne veut pas trop en dire -pour que la surprise soit totale. Et elle l’est, lorsque Nicola découvre le petit kiosque qui a gardé, malgré sa rénovation, un charme désuet, et sa scène qui ouvre sur un amphithéâtre prêt à accueillir un millier de spectateurs. Le Kelvingrove Bandstand a connu ses heures de gloire pendant les années quatre-vingt, poursuit Sarah, avant que son état de délabrement ne conduise la ville de Glasgow à fermer ses portes à l’orée du nouveau siècle. Pendant ses dernières années, les musiciens de la ville -Sarah évoque le nom de Teenage Fanclub, autre groupe adoré – viendront répéter ou tourner des vidéoclips – et Nicola se rappelle l’accent de la jeune femme lorsqu’elle essayait de parler français. Des étudiants occuperont aussi le lieu de façon clandestine pour projeter des films expérimentaux.
Aujourd’hui, Belle and Sebastian revient et c’est donc soir de fête. Nicola fait le trajet avec Sarah et ses deux amis, un garçon et une fille dont il a oublié les prénoms. Grâce à son grand frère, qui a vingt-deux ans, l’âge de Sarah, il a acquis, comme on dit, une culture musicale solide. Nicola reprend les mots de son frère pour affirmer, avec fierté, qu’il écoute de la musique pas comme les autres, et ses goûts oscillent entre le rock indé et la pop sensible ou fragile, presque exclusivement anglo-saxonne. Et de ce fait, il connait parfaitement la discographie de Belle and Sebastian, en particulier les premiers disques sortis alors même qu’il n’était pas encore né. Nicola et ses amis du soir arrivent tôt, pour être sûrs, lui dit Sarah, de pouvoir se coller à la scène. Et plus la lumière du jour baisse, plus les cris et les clameurs montent des gradins, plus les spectateurs avancent, et Nicola se trouve, non sans émotion, collé à Sarah.
Lorsque le tempo des morceaux est rapide et enlevé, Nicola ne reconnait pas la voix de Stuart Murdoch, celle qu’il déploie sur les disques enregistrés. Il la retrouve sur les titres plus doux et acoustiques, et dans ces instants-là, il est, comme la foule qui l’entoure, transporté. Sarah et ses deux amis ne cessent de crier, de chanter, de sautiller et Nicola retiendra du concert deux moments.
La blondeur peroxydée des cheveux de Sarah flambe au milieu des autres spectateurs. Est-ce cela qui attire Stuart Murdoch. Nul ne le sait. Toujours est-il que le chanteur s’approche du bord de la scène, se met à genoux et semble jouer Another Sunny Day, le morceau qu’il préfère, rien que pour elle. Aussitôt, Sarah se tourne vers Nicola, murmure à son oreille : c’est la chanson de ma jeunesse. Et cette phrase -il s’en souvient- avait résonné étrangement, étant donné l’âge encore très jeune de Sarah. Ce qui est certain c’est que le titre, racontant la rencontre du chanteur avec celle qui deviendra sa femme, possède encore aujourd’hui quelque chose d’adolescent. Nicola revoit le corps frissonnant de la jeune femme et les quelques larmes couler sur son visage.
Le deuxième moment que Nicola retient survient à une quarantaine de minutes de la fin du concert. Stuart Murdoch annonce que le groupe souhaite, à présent, jouer les vieilles chansons. Stuart se met au piano, plaque les premiers accords, et soudain, comme si le titre en question était un signal connu de tous, la foule monte sur la scène, avec l’aide parfois des personnes en charge de la sécurité. Sans surprise, Sarah et ses amis sont parmi les premiers à grimper, et très vite, Nicola les suit. Pendant plusieurs minutes, hypnotisé, il ne fait que regarder Sarah danser. Sarah et ses formes rondes et très anglaises – enfin, écossaises faudrait-il dire -, ses cheveux peroxydés, son sourire d’extase découvrant des dents blanches et légèrement écartées, son corsage enfin qui se défait au fil de ses mouvements ; et sans qu’elle ne s’en rende compte, Sarah laisse apparaître une poitrine d’une opulence belle et incroyable – avait pensé Nicola. La jeune femme le frôle, lui prend la main, et Nicola ne peut résister à son come on dance with me. La nature habituellement sombre et renfermée du garçon, celle qui le laisse en retrait de ses camarades de classe et de leurs jeux de drague, sa timidité en un mot fond devant le sourire de Sarah, sa peau et ses bras qui l’enlacent. A la fin du morceau qui marque la fin du concert, elle l’embrassera, à pleine bouche, à pleine langue, à plein corps -pourrait-il ajouter- et ses baisers et ses caresses douces foudroieront son cœur.