Prost, cheers, saúde, na zdrowie, kanpai, salud, santé, Gesundheit.
Même en multipliant les locutions étrangères pour faire la nique aux partisans de la fermeture des frontières, trinquer seul depuis 33 jours n’est paradoxalement pas le meilleur moyen de lever le pied sur la picole. Si les amis imaginaires sont depuis longtemps remisés dans les placards de l’enfance, toute une confrérie de buveurs descend régulièrement de la bibliothèque pour s’inviter à la table et me tenir compagnie. Le consul Geoffrey furète à la recherche d’une bouteille de mezcal, René propose de rhabiller les gosses pour la énième fois, déjà Charles s’est endormi.
Adepte convaincu des bienfaits créatifs de la gueule de bois, Will Oldham ferait à n’en pas douter un bon compagnon de la grappe, lui qui dès la face b de son single inaugural nous présentait Drinking Woman, une chanson bien torch-ée, avant de prêcher saoul au Pulpit, sur There Is No-one What Will Take Care Of You. Avec Will s’associe la garantie de boire en nombre conséquent, et la valse des hétéronymes, Pushkin Will, Wayne Olephant, Little Willy Bulgakov, Admiral Wiley Balls, Bonnie « Prince » Billy et tous les résidents du Palace, nous inciterait à convier Fernando Pessoa à la fête. Qui viendrait accompagné(s) de Bernardo Soares, Alberto Caeiro, Alvaro de Campos et toute une malle pleine de gens. Les gestes barrières tomberaient comme autant de dominos ou de cadavres de bouteilles pendant que Ricardo Reis nous liraient des Quatrains d’Omar Khayyam. Ou des pages du Panégyrique de Guy Debord, parmi les plus belles jamais écrites sur l’alcool et l’ivresse, afin d’éprouver ce qui depuis plus d’un mois nous manque cruellement, « une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps ».
Phil Ochs, miraculeusement rescapé de son chemin de croix éthylique et autres plaisirs coupable du port, se posterait sur le seuil pour nous rappeler à l’ordre. Ne sommes-nous pas là, tous réunis, pour glisser quelques mots sur ce Gezundheit à l’orthographe incertaine, probablement ainsi titré puisque offert en 1995, sous pochette charbonneuse et minimaliste, à un label bavarois, Hausmusik, plutôt versé dans l’électronique ?
Phil Ochs, qui vient hanter les rêves de Will, Phil Ochs, vivant comme vous et moi. Phil Ochs qui n’aurait pas érigé sa propre pierre tombale sur l’album Rehearsals For Retirement (1969), qui n’aurait pas abusé des cocktails amphètes et vin rouge, qui ne prétendrait pas s’appeler John Butler Train et être l’assassin de Phil Ochs. Phil Ochs qui, bipolaire et dépressif, ne se serait pas pendu chez sa sœur un jour d’avril 1976, à l’âge de 35 ans.
Pendant 90 secondes, sur une trame folk élimée, Will Oldham fantasme un lien avec l’activiste chantant, qui proteste et infirme, le renvoyant à son esprit torturé – He said that I’ve got an unhealthy mind. Une mise en miroir avec le fantôme d’un homme en lambeaux, afin de tenir à distance ses propres démons ? Plutôt que d’en rester là et de se faire rassurante sur la capacité de Will à trousser une chanson comme d’autres descendent des godets, la Palace song emprunte alors un détour inédit. Portée par un orgue American Gothic, une voix qui pourrait être celle de Lilian Gish dans La nuit du chasseur (1955) mais qui plus vraisemblablement émane des récitatifs évangéliques gravés sur cire de la collection des parents Oldham, prend le relais prosélyte, creuse un sillon altéré. Sur lequel vient alors se greffer, en sens inversé et comme échappés de la Red Room, la musique d’Angelo Badalamenti et la voix de Julee Cruise, Floating. Hier nous évoquions, à deux reprises, In Heaven et Eraserhead (1977). Ce matin, sans concertation aucune, c’est Twin Peaks, l’horreur grouillant sous la surface polie, qui s’en vient virusser les fondations parfois branlantes de Palace. Lynch – Ochs, belle tentative de collision drive, malheureusement restée sans suite.
Sinon, avez-vous essayé de prononcer Gezundheit en reverse talk ? Ca sonne étrangement comme un éternuement chinois. A vos souhaits.