A force depuis plus de dix jours de vivre ainsi les uns sur les autres du matin au soir (mais Dieu ou Marx merci, pas du soir au matin !), il fallait bien que les questions qui fâchent ressurgissent, malgré nos perspectives d’avenir émoussées.
« Anton, tu sais ce que tu veux faire plus tard ? – Je sais pas moi, genre ornithologue. – Tu veux dire le truc avec les oiseaux ? T’es sûr ? – Ou alors océanographe. Sinon, paléontologue c’est bien aussi, l’étude des fossiles et tout. – Tu ne veux pas plutôt faire prof de lettres ? Ou bibliothécaire, comme tonton Jeanphi et la Karen des Go-Betweens ? Bibliothécaire, mon grand, peut-être le plus beau des métiers du monde. – Non, ça c’est tout cramé. Une chose qui est certaine c’est que ça sera un métier scientifique, on voit bien qu’on en manque en ce moment, avec le virus et tout ». La conversation tenta de se prolonger en claudiquant, avant de s’embourber dans un fatras inextricable convoquant chloroquine, masques FFP2, vaccins et chercheurs manquants – ou en manque, je ne sais plus. Faute de crédibilité et de bagage (quel ascendant peut-on prendre sur un enfant de 14 ans quand on se targue d’avoir obtenu un Bac littéraire et quasi rien derrière ?), je n’eus bientôt plus voix au chapitre. Avant que tout – le désir, le vin, le temps, la mauvaise foi – ne vienne à manquer, je rapatriais l’unique 45 tours des Missing Scientists, considérant qu’il pouvait faire office d’honnête appendice au post de la veille.
Contemporain du Patrick McGoohan des Teenage Filmstars (les deux sortent à un mois d’intervalle, à l’automne 1980), Big City Bright Lights voit Dan Treacy et Joe Foster, les deux figures de proue de Television Personalities (alors plus ou moins en sommeil) sortir allègrement de leur zone de confort. Treacy, ici crédité DanDan, est d’ailleurs réduit à jouer les utilités (quelques notes de guitare et de synthé, des backing vocals ânonnés sur la face B) alors que Foster, sous la houlette de Daniel Miller, s’octroie le leadership. Pourtant Joe Foster est l’homme de l’ombre par excellence, l’élément indispensable qui s’accommode parfaitement du retrait ou de l’anonymat. Demandez donc à Alan McGee ce qu’il en pense, lui qui entendait à la fin des 90’s faire voguer sur la Tamise une statue de 9 mètres de haut à l’effigie de Joe (une manière comme une autre d’utiliser tout le fric braqué à Sony). L’intéressé trouva l’idée inepte, n’ayant aucune envie de se retrouver avec un bronze géant qui prendrait la rouille dans son jardin. McGee et Foster, c’est une longue histoire d’amitié, parfois houleuse mais indéfectible. En compagnie du précieux Dick Green, ils montent Creation Records en 1983 et Joe devient rapidement le producteur attitré du label, après s’être fait les dents sur le Upside Down de Jesus and Mary Chain, enregistré aux studios Alaska en septembre 1984. Avec un budget dérisoire, il élabore là son propre wall of sound spectorien, peu avare en aigu et en reverb, ce son qui allait devenir la marque de fabrique de toute la scène C86. Mais après que, rebaptisé Slaughter Joe, il a offert deux singles à Creation, l’éprouvant I’ll Follow You Down et le magnifique et velvetien She’s So Out Of Touch, ses relations avec McGee se dégradent (la quantité de speed que ces deux-la s’envoyaient à l’époque n’est pas probablement étrangère à l’affaire) et Joe, remercié, s’en va fin 1985 voir ailleurs s’il n’a pas mieux à faire. Il jette alors son dévolu sur quatre jeunes Dublinois, deux filles et deux garçons qui vivotent péniblement à Londres après avoir enregistré un mini-lp et un single mal dégrossis. Joe les signe sur sa nouvelle structure, Kaleidoscope Sound, puis produit et sort The New Record By My Bloody Valentine. Joe ne sait pas qu’il contribue ainsi à écrire une page importante de l’histoire de la pop, mais j’ose croire qu’il s’en contrefiche, imperméable aux honneurs, trop occupé en 1986 à tenter de marier musique concrète et house de Chicago.
Les deux meilleurs ennemis finiront par se rabibocher à l’orée des années 90 quand McGee réalise que la culture encyclopédique de Joe concernant tout ce qui touche aux sixties fait de lui l’éminence grise idéale pour présider aux destinées de Rev-Ola, le nouveau label de rééditions qu’il entend lancer. Propulsé golden digger, Joe exhumera ou rafraichira une palanquée d’obscures pépites, de William Shatner à Dana Gillespie, Evie Sands ou The Millenium, et continue encore aujourd’hui cette mission de pop curator pour moult labels.
Mais revenons à nos scientifiques portés disparus. A deux reprises, Joe Foster plantera les Television Personalities, s’évaporant dans la nature, alimentant les rumeurs les plus improbables (il interprète sous la direction de Hal Ashby le rôle titre d’un biopic consacré à Tim Buckley, il dirige des fouilles romaines en plein cœur de Londres, il part en Italie créer sa propre ligne de fringues, entre autres élucubrations). La première fois, courant 1980, c’est Daniel Miller, le boss de Mute Records et grand ordonnateur des projets The Normal et Silicon Teens, qui est dépêché pour lui mettre la main dessus, le ramener à la maison, à la raison, et aux affaires musicales. Qui, de Foster ou de Miller (qui joue ici des claviers sous l’alias Jacki) a eu l’idée de ce titre qui va décontenancer plus d’un fan des TVP’s ? Big City Bright Lights, où Joe chante et tient la basse, est en effet une hybridation rock steady synth wave étonnamment digeste, la reprise d’un titre composé et enregistré en 1972 par Dandy Livingstone, chanteur et producteur jamaïcain que ce génie de Jerry Dammers et ses Specials viennent un an plus tôt de remettre au goût du jour avec la cover inversée de son Rudy, A Message To You de 1967.
On vous offre les deux versions, et libre à vous d’épiloguer sur les progrès de la science.
(Greetings to JC Brouchard. Et on aura tout le temps, d’ici fin avril, de revenir sur le tribut.)