Wild Nothing

Jack Tatum aka Wild Nothing / Photo : Coralie Gardet

Mercredi 6 juin. C’est dans le quartier de la Gare de l’Est, à Paris, que rendez-vous est fixé avec celui qui officie depuis près de 10 ans sous le nom de Wild Nothing ; Jack Tatum. Le matin-même, ​il dévoilait un premier single accrocheur, Letting Go, prémisse de son quatrième album à paraître le 31 août prochain chez Captured Tracks. De son amour inconditionnel pour Roxy Music à sa collaboration avec le stupéfiant Jorge Elbrecht, l’américain s’est livré sans réserve sur ses inspirations et son processus de création.

Voilà huit ans que ton premier album, Gemini, est sorti. Vois-tu un fil conducteur entre Gemini et Indigo, ton album à venir ?

Je sens l’évolution progressive à chaque nouvel album, mais je n’ai jamais eu la sensation d’opérer un vrai virage. Ce n’est pas comme si je décidais de faire quelque chose de différent à chaque fois ; je n’ai jamais l’impression de faire des choix tranchés, tout me semble toujours très naturel. L’essence de ma musique et ma manière de composer n’ont pas changé, et même si je travaille à donner différentes atmosphères à mes morceaux ou à faire évoluer la production, la base reste la même. Sur Indigo, j’ai particulièrement fait l’effort de regarder en arrière et de réfléchir aux liens avec Gemini et mes autres albums. C’est très important pour moi de mettre ma musique en perspective avec ce que j’ai fait auparavant. 

Tous tes albums sont sortis chez Captured Tracks, et Indigo ne dérogera pas à la règle. Ce n’est pas si commun pour un artiste de rester fidèle pendant tant d’années à son premier label. Quelle relation entretenez-vous ?

Je me sens profondément lié à Captured Tracks. De plusieurs façons, ce sont eux qui m’ont donné la chance de faire ce que je fais aujourd’hui. En 2010, les choses étaient très différentes là-bas. C’était une toute petite société : à peine trois personnes y travaillaient et ils ne sortaient pas de LP’s mais principalement des 45 tours et quelques singles. Leur évolution a été progressive, ce qui fait que j’ai l’impression d’avoir grandi comme le projet Wild Nothing en parallèle du label. Cela crée une connexion que je n’aurais à mon avis pas connue si j’avais été signé, dès le départ, dans une structure plus établie. Aujourd’hui, ils sont reconnus ; ils ont sorti les disques de Mac DeMarco, ils ont évolué et cela les a amenés à un autre niveau. Il y a bien sûr maintenant des gens qui travaillent pour Captured Tracks avec qui je n’ai pas de relations personnelles, mais je ne sais pas… Parfois, cela fait sens d’aller vers ce qui est familier et simple, et c’est toujours ce que j’ai ressenti à leurs côtés.

L’influence des années 1980 a toujours été présente dans ta musique. Sur Indigo, cela semble plus évident que jamais.  D’où te viens ce goût pour ces années-là ?

Mon père est musicien et j’ai grandi dans une maison où il y avait toujours de la musique ; mes parents en écoutaient toujours, avaient leur propre collection de disques… J’ai grandi dans cet environnement, mais mes parents n’étaient pas vraiment fans de ce qu’il se faisait dans les années 1980. C’est la décennie pendant laquelle ils ont eu leurs enfants, élevé ma grande sœur, et arrêté de se tenir au courant. Il y a bien quelques trucs qu’ils aimaient… Ils écoutaient un peu de new wave. Elvis Costello ou les B-52’s, voilà ce que l’on pouvait entendre à la maison. Je pense quand même que mon goût pour les années 1980 est une construction personnelle. Moi, dévorant la musique de manière obsessionnelle, toujours les yeux braqués sur le passé. Je ne sais pas, il y a ce truc… La plupart de mes albums préférés datent de cette période et me semblent totalement hors du temps. Cela n’empêche pas que selon certaines personnes, ces mêmes disques ont mal vieilli. C’est intéressant la perception personnelle que l’on peut avoir des choses. 

Tu dis que certains albums des années 1980 te semblent hors du temps. Est-ce que tu te soucies de la manière dont ta musique traversera le temps ? Peux-tu citer certains de ces albums dont tu parles ?

Encore une fois, c’est très subjectif : ce qui me semble intemporel le ne sera pas forcément pour quelqu’un d’autre. Il y a des disques qui m’ont accompagné tout au long de l’écriture d’Indigo. Avalon, de Roxy Music, me revenait continuellement à l’esprit. Il y a cette habileté dans la composition, cette importance accordée à la production et juste ce qu’il représente : un vrai disque hi-fi, au son très clair. J’adore ça. Je ressens la même chose pour beaucoup d’albums de Kate Bush. Il y a aussi d’autres groupes britanniques, comme Prefab Sprout, dont je suis tellement fan. Pour moi, ces albums-là sont intemporels parce que la composition est juste… juste au-dessus, tu vois ? C’est mon opinion. Alors oui, c’est vrai que je passe beaucoup de temps à réfléchir à comment ma musique vieillira, mais ce processus est très égoïste, en fait : je veux avoir le sentiment que je pourrai toujours l’apprécier plus tard. Quand je compose, je me dis : “Je vais sortir cet album en 2018. En quoi sera-t-il connecté aux autres albums qui sortent aujourd’hui ?”, mais je me demande aussi comment il sera connecté aux albums qui sortiront dans 5 ans, et puis à ceux qui sont sortis il y a 30 ans. J’aime simplement y penser. 

Puisque l’on est dans les groupes britanniques des 80’s, j’ai beaucoup pensé à The Cure à l’écoute d’Indigo

The Cure est une si grande source d’inspiration pour moi ! Ce que j’adore avec eux, c’est qu’ils ont énormément d’albums-clés, ce qui veut dire que l’on peut tracer assez facilement le cheminement du groupe et de Robert Smith. On peut retrouver dans ses textes des éléments de sa vie, ses éclairs de lucidité et se dire : “Voilà ce qu’il traversait à ce moment-là ; voilà ce à quoi il s’intéressait ici…”. J’adore pouvoir écouter tous ces albums fondamentaux avec cet historique en tête. Encore une fois, je pense que ce qui me plait à propos de The Cure, c’est cette même chose qui m’attire vers beaucoup d’albums des années 1980 : je peux écouter les chansons en les séparant totalement de la manière dont elles “sonnent”. J’écoute, je suis touché par les paroles ou la mélodie vocale par exemple, et cela n’a rien à voir avec la date de sortie. C’est juste… la musique. On reconnait les 80’s aux choix qu’ils faisaient pour enregistrer ces mélodies ! J’ai souvent l’impression qu’il y avait à l’époque plus de choix intéressants et surtout risqués au niveau de la production. Ils n’avaient pas peur que le rendu soit bizarre ou inorganique !

C’est le musicien Jorge Elbrecht qui a travaillé avec toi sur la production d’Indigo. Comment en êtes-vous venus à collaborer ensemble et comment cela s’est-il passé ?

Je l’ai rencontré lorsque l’on vivait tous les deux à New York. J’ai vécu à New York pendant environ 5 ans et lui aussi y est resté longtemps. Je ne me souviens même pas de comment nous nous sommes rencontrés… Probablement par des amis en commun. Aussi il avait ce groupe, Violens, que j’adorais, et puis il avait fait quelques titres avec Ariel Pink que je trouvais vraiment géniaux. Je crois que c’est là-dessus que l’on a construit notre amitié ; sur cette admiration que j’avais pour lui. En fait, on avait essayé d’enregistrer quelques morceaux ensemble pour mon précédent album et cela s’était super bien passé. Il y un titre en particulier que nous avions écrit à deux, mais qui ne s’est finalement retrouvé ni sur Life of Pause ni sur Indigo. On avait donc déjà initié une relation de travail. En fait, j’avais prévu de faire Indigo complètement seul ; j’avais en tête de le produire moi-même. Finalement, après avoir travaillé pendant un an et demi sur l’album, je me suis heurté à un mur. Je ne sais pas…. J’ai pris peur, alors j’ai appelé Jorge et je lui ai dit, en gros : “S’il te plaît, viens m’aider à finir ça !” [rires]. Encore une fois c’était super, c’était exactement ce dont l’album avait besoin. J’avais déjà enregistré des démos de la plupart des morceaux donc quand Jorge est arrivé, je lui ai simplement transmis ce que j’avais déjà et on a pu continuer ensemble. C’est formidable de travailler avec lui parce qu’il peut endosser n’importe quel rôle ! Il apprécie de n’être que producteur, dans un sens très traditionnel, c’est à dire aider à l’enregistrement, mais si à un moment je me retrouve coincé dans le travail de composition, par exemple si j’ai besoin d’aide sur une mélodie ou si je n’arrive pas à trouver une fin pour un morceau, alors je sais qu’il peut changer de casquette et devenir en quelques sortes un membre temporaire du groupe. Aussi, nos goûts musicaux sont très proches, nous aimons les mêmes choses et c’est idéal de travailler avec quelqu’un à qui l’on n’a rien besoin d’expliquer, qui comprends immédiatement toutes nos références.

Je crois que votre tandem tombe sous le sens lorsque l’on écoute un morceau comme The Closest Thing to Living, qui mêle tes mélodies pop à l’atmosphère sombre et synthétique caractéristique de Jorge Elbrecht…

Oui, c’était vraiment une évidence pour moi de travailler avec lui, et de l’intégrer dans le processus à ce moment précis. Aujourd’hui, quand je regarde en arrière, je me dis que je ne sais pas comment j’aurais pu terminer ce disque s’il n’était pas intervenu pour m’aider. Parfois, c’est juste trop difficile… Tu as fait tout ce travail et puis tu n’arrives pas à terminer…

Avant l’étape du studio, tu as donc composé et enregistré toutes les démos seul. Tu procèdes toujours de cette manière ?

Oui, à peu près, mais c’était un peu différent cette fois-ci. Avant, j’enregistrais d’abord une démo de l’album complet avant d’entrer en studio. C’était un travail de psychopathe parce que du coup, j’enregistrais l’album deux fois. Bon, beaucoup de personnes font cela donc ce n’est pas si étrange, mais cette fois-ci on a procédé autrement et c’était en fait plus intéressant. C’était d’avantage l’idée de Jorge… On a pris les démos puis on a fait des sessions avec des musiciens, des amis qui ont appris les morceaux et ont ensuite joué avec nous. Cela n’était jamais arrivé sur un album de Wild Nothing. Sur tous les albums précédents, j’enregistrais chaque instrument moi-même, puis je demandais ensuite à un batteur de jouer par-dessus. Cela ne rendait pas comme si un vrai groupe s’était réuni, alors qu’ici beaucoup plus. On a passé il me semble 4 jours à Sunset Sound, qui est un très célèbre studio à Los Angeles. La salle dans laquelle nous avons enregistré est celle dans laquelle Prince a produit la plupart de ses disques dans les années 1980 ! Un endroit incroyable… J’ai pris la basse, un guitariste et un batteur nous ont rejoint, on a joué chaque chanson tous ensemble 6 ou 7 fois, et de là on a commencé à construire l’album.

Cette expérience en studio avec des musiciens a donc été enrichissante…

Cruciale. Je pense que cela a vraiment amélioré le rendu final d’Indigo. J’ai cette tendance à constamment être dans le contrôle, à vouloir tout jouer moi-même… Que je prenne du recul, que je mette de côté cette mentalité, je crois que cela a été très bénéfique à l’album.

Du coup, comment vas-tu jouer Indigo sur scène ? Vas-tu t’entourer des mêmes musiciens qui étaient avec toi en studio ?

Oui, la plupart d’entre eux seront sur scène ! Ce sera certainement comme d’habitude, un groupe à cinq, assez standard : deux guitares, une basse, un clavier et une batterie.

Il n’y aura pas de saxophoniste [ndlr : le saxophone est présent dans plusieurs morceaux d’Indigo] ?

Cela reste à déterminer ! En fait, nous n’avons pas de concerts prévus avant l’automne, aux Etats-Unis, alors à vrai dire le groupe n’est même pas encore tout à fait formé [rires].

Tu présentes la dichotomie entre l’homme et la technologie comme thème principal d’Indigo. Pourrais-tu nous en dire un peu plus sur cela ?

En fait, ce n’est qu’un aspect de l’album. C’est marrant… Oh et puis j’ai envie d’être honnête avec toi quant à la manière dont les choses fonctionnent. Quand tu annonces un album, que tu commences à penser à la presse, tu engages quelqu’un pour rédiger le communiqué : tu parles avec cette personne pendant un certain temps, elle écrit cette présentation et puis cela devient ce que tous les médias prennent comme référence. L’album ne porte pas sur ce sujet précisément mais il se trouve qu’on l’a évoqué lors de cette conversation. Cette dichotomie a émergé parce que c’est à peu près ce dont parle ce morceau, The Closest Thing to Living. C’est à propos de… C’est difficile d’en parler… C’est plus ou moins à propos de ce sentiment de complaisance que l’on peut ressentir face à la technologie, dans le sens où l’on se plie à elle. On est en train de créer notre propre réalité… Une réalité qui est très artificielle. 

Est-ce qu’il y a un lien entre cette idée et le titre de l’album ?

Ce titre vient d’une phrase de cette même chanson, The Closest Thing to Living. Quand j’écrivais ce morceau, je pensais à… En fait, j’étais juste allongé sur mon lit un soir, avec mon portable. Ma femme et moi, sur nos téléphones, les visages bleutés par la lumière des écrans. Je me suis dit que c’était drôle car nous nous détestons nous-mêmes pour cela, mais nous le faisons tout le temps. Je me suis dit aussi que ce bleu était révélateur. Révélateur de notre attraction vers ce versant de nos vies. Je considère l’indigo comme étant une couleur très spirituelle. Pour moi, c’est la couleur que tu vois lorsque tu fermes les yeux. C’est une couleur mystérieuse. Je ne sais pas… Je n’ai encore pas vraiment trouvé la bonne manière d’en parler [rires].

Au-delà des influences musicales, est-ce que des livres, des films ou des éléments de la pop culture t’ont accompagnés pendant l’écriture de cet album ?

Il y a toujours des choses qui flottent dans mon subconscient et qui ressortent à un moment donné dans ma musique. Il y a une chanson sur l’album, la dernière, Bend, que j’ai écrite juste après avoir revu Les Ailes du désir, un film de Wim Wenders. L’intrigue, en gros, se déroule à Berlin et il y a cette sorte d’ange qui regarde d’en-haut les gens vivre leur vie. Il a ce désir très fort de savoir ce que c’est qu’être humain, dans ce monde physique. Il rêve de vivre ce que nous, humains, considérons comme normal : toucher quelqu’un et ressentir le toucher, le goût des choses ou même simplement pouvoir entendre une voiture démarrer. La plupart des paroles que j’ai écrites pour Indigo sont liées à des scènes domestiques, tu vois ce que je veux dire ? Aimer au quotidien, évoluer dans un lieu…

Pour finir, prévois-tu de jouer en France prochainement ?

Oui, absolument ! Comme je l’ai évoqué, nous avons une tournée assez intense prévue à l’automne aux Etats-Unis et au Canada, mais ensuite l’idée est de poursuivre du côté du Royaume-Uni et de l’Europe. On s’arrêtera certainement à Paris, mais je ne sais pas encore exactement quand…

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