Single, El Roce (Elefant Records)

¡ Elefant 30 !

Il existe des groupes, des artistes – oh, quelques-uns, ils ne sont pas très nombreux – dont on a la sensation qu’ils écrivent sans le savoir l’histoire de nos vies. Pas à chaque fois peut-être, mais au moins le temps d’une, deux ou trois chansons par disque. Je suis les aventures musicales des deux membres de Single depuis vingt-cinq ans maintenant, depuis la découverte de leur groupe précédent, Le Mans, qui en même pas une décennie a enregistré quatre albums et une poignée de… singles inédits, autant de références frôlant la perfection si jamais on aime quand la pop fait de la mélancolie et la délicatesse ses raisons d’être. J’ai d’ailleurs déjà écrit par ici tout le bien que je pense de cette formation née à San Sebastian au début des années 1990, après une première aventure sous le nom de Las Aventuras de Kirlian – oui, une référence à Cabaret Voltaire pour ceux qui suivent, même si la musique minimaliste et espiègle avait plus à voir avec la génération C86 (et la scène écossaise) qu’avec la formation de Sheffield. J’ai donc déjà écrit maintes fois toute mon admiration face à cette intelligence mélodique, à ces chansons qui brossent le quotidien avec une élégance et universalité rares.

De l’insouciance juvénile du premier album – parfaitement symbolisée par la ritournelle Un Rayo De Sol – aux arrangements vertigineux de l’adieu Aquí Vivía Yo – à l’instar du point final Sic Transit Gloria Mundi, Le Mans a commis un sans-faute, entre ses rares concerts, son impeccable francophilie symbolisée dès son nom mais aussi par sa passion pour Gainsbourg et Hardy ou une reprise de Felt dans la langue de Molière, la beauté de ses pochettes et sa fin programmée en 1998. Six ans après ce seppuku, les deux éminences grises du groupe – couple seulement en studio et pour la scène, si jamais vous vous posez la question – sont revenues sous le nom de Single. Éminences grises car depuis toujours Teresa Iturrioz (l’ex-bassiste devenue chanteuse) et Ibon Errazkin (guitariste mais un peu plus que cela) sont les seuls auteurs (elle) et compositeurs (lui) des chansons de leurs différents projets. Avec une érudition jamais prise en défaut et une volonté d’explorer de nouveaux territoires, le duo produit régulièrement des disques de pop inclassable, qui emprunte au gré de ses envies à l’électro ou au dub, à la soul ou à la country pour former un épatant corpus de chansons disséminées sur quinze années, trois albums, une compilation et autres formats adéquats. Aujourd’hui, alors que leur label de (presque) toujours fête son trentième anniversaire, Teresa et Ibon reviennent avec un nouveau single et peut-être ce qui est l’une de leurs plus belles chansons. Inspiré par un superbe poème de l’auteur espagnol Luis Cernuda (morceaux choisis en français : « Un frôlement qui passe / Un regard fugace entre les ombres / Suffisent pour que le corps s’ouvre en deux / Avide de recevoir en lui-même / Un autre corps qui rêve… » ou encore « Même si ce n’est qu’un espoir / Car le désir est une question dont nul ne sait la réponse »), El Roce (Le Frôlement en VF) donne une idée somme toute assez précise de ce qu’aurait pu offrir une reprise d’une chanson introspective de Felt – époque Maurice Deebank – par Marlene Dietrich – une Marlene Dietrich en version latine, nous sommes d’accord. En quatre minutes et deux versions – la face B est le même morceau embelli sur son final par la voix douce récitant le poème de Cernuda du complice Javier Aramburu, ex-membre de Family et graphiste de (presque) tous les disques jamais enregistrés par Ibon et Teresa –, Single évoque le couple à ce moment précis de la vie où plus personne ne croit au couple. Teresa chante sur les entrelacs de guitare de son complice Ibon le temps qui se fait la malle, les attentes et les espoirs de relations amoureuses quand on n’a plus 20 ans (ni même 30), les souvenirs et comment on essaye tant bien que mal de vivre avec… Une fois encore, ces deux-là chantent comme (presque) personne la mélancolie, l’élégance et un quotidien rarement fantasmé. Et quand s’arrête El Roce, il faut bien se rendre à l’évidence : ma vie passe et cette chanson en fait déjà partie.

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