Papivole #3 Mon histoire avec la presse musicale, 1978-2018 : Le fanzine Le Gospel d’Adrien Durand

Gospel Adrien Durand

Il ne faudrait pas trop me pousser pour me laisser sombrer dans une confortable mélancolie liée à mes innombrables lectures passées. Sûr. En réalité, mon inclinaison spleenétique a l’avantage d’être contrebalancée par une curiosité insatiable, vorace et chronophage (et jalouse, évidemment). Depuis que j’écris à nouveau un fanzine, et que je publie Langue Pendue, je m’intéresse au milieu dans lequel je baigne, avec cet effet loupe qui me fait croire à une nouvelle effervescence autour de ce type d’imprimés (en fait elle est constante depuis bien longtemps). Bref, c’est en travaillant sur Langue Pendue n°6 avec Franck Vergeade que ce dernier me mit sur la piste du numéro un du fanzine Le Gospel, écrit par Adrien Durand, installé depuis peu à Bordeaux. Sans le savoir, je connaissais son écriture puisque je fréquentais le webzine musical pointu The Drone (devenu plus tard Le Drone) auquel il participait, je l’apprendrai plus tard. En lui demandant un entretien par correspondance, j’avais surtout envie de rencontrer un acteur actuel, né à l’écriture dans les années numériques et attiré vers le papier et l’objet physique, pour lequel, pour le coup, il ne pouvait être soupçonné d’appétence nostalgique. J’allais découvrir aussi une personnalité moderne, transversale, à la fois née du net, rompue à la pige de large diffusion (Les Inrockuptibles) et aux métiers de la musique (tourneur, programmateur…), tout en cultivant ses goûts uniques et multiples dans son pré carré personnel : Le Gospel. Un goût du présent.

Une question très concrète pour commencer : d’où t’est venue l’idée du cahier à spirale pour le numéro 2 de ton fanzine ?

Adrien Durand : « L’idée des spirales m’a été soufflée par le graphiste qui gère aussi un truc de micro édition. Je vais essayer de faire évoluer le truc de numéro en numéro pour aller vers un format plus long (50 à 60 pages). Pour l’instant j’aime bien le A5, c’est entre le petit bouquin et le fanzine. »

Jusqu’à maintenant j’ai interrogé plutôt des figures historiques de certains magazines qui m’ont beaucoup influencé. On voit refleurir comme chaque printemps quelques nouveaux imprimés, qu’est-ce qui attire une personne de ta génération, qui a travaillé et qui continue à travailler pas mal sur internet, vers le papier ?

« Je pense qu’à la différence d’autres gens qui se relancent dans le papier, je ne suis pas forcément attiré par le retour à l’objet, même si je tiens beaucoup à ma collection de livres et vinyles (quasiment les seules choses que j’ai pu garder en déménageant une douzaine de fois en dix ans…). L’idée du Gospel en papier, c’est d’abord de retourner un peu le circuit habituel où l’on donne un site à un média papier pour que les lecteurs continuent d’acheter le magazine papier et au contraire d’utiliser le fanzine pour faire connaître le site (ça marche plutôt pas mal d’ailleurs). Ensuite, et un gars des Cahiers du Cinéma le rappelait récemment, on n’a pas la même attention sur un ordinateur avec 10 fenêtres ouvertes que quand on lit un article dans un magazine, ça permet d’être moins démonstratif et agressif. Et puis, on ne peut pas effacer ou modifier ce qu’on dit sur papier. On doit forcément assumer ses écrits (même si la mémoire cachée d’internet en a surpris plus d’un). Et enfin, je confie chaque couverture à un.e artiste, c’est le seul pôle de dépense avec l’impression pour l’instant. J’ai envie de mettre en avant aussi des talents visuels et je suis un grand fan d’illustration, de romans graphiques… Et c’est quand même mieux sur papier. »

Tu viens d’une culture numérique très importante (The Drone, Milgram), comment replaces-tu Le Gospel dans cet environnement ?

« J’ai bossé pendant cinq ans sur le projet de The Drone, un média web édité par une boîte de production audiovisuelle, Milgram, un peu sur le modèle de la Blogothèque d’ailleurs. J’ai d’abord monté des soirées pour eux, parce que c’était mon boulot (j’étais booker d’une agence qui s’appelle Kongfuzi). Et peu à peu, j’ai commencé à collaborer plus en profondeur, et puis Olivier Lamm m’a proposé d’écrire pour le site. Après son départ, j’ai bossé en binôme avec Marc-Aurèle Baly (rédac’ chef chez Noisey maintenant). Et quand lui aussi est parti, j’ai géré le site seul avec un autre gars de chez Milgram, Arthur Cemeli, puis quasi seul quand il s’est concentré sur la production de contenus pour d’autres diffuseurs. Quand j’ai arrêté The Drone il y a un an à peu près, à mon tour, pas mal de projets que j’avais pensés sont devenus Gospel ou Le Gospel (en fait ça me fait marrer d’ajouter un “le” comme les gens qui disent “le Elle”). Je me suis retrouvé à bosser sur des formats vidéos un peu par accident chez Milgram. Le Gospel, c’est ni plus ni moins que l’extension de mon cerveau, de mes goûts et de mes engagements. Un espace de liberté et d’expérimentation total. Je l’ai créé un soir sur un coup de tête, parce que j’étais très triste de la fin du projet de The Drone. Et que j’avais aussi beaucoup bossé sur de futurs projets que je ne me voyais pas tout jeter à la poubelle. »

Tu écris parfois pour les Inrockuptibles, quelle différence d’écriture y a-t-il avec tes textes pour Le Gospel ?

« La différence principale, c’est que sur Gospel, j’écris à la première personne. C’est Azzedine Fall qui m’a proposé, peu après le lancement, d’écrire pour les Inrocks, et je l’en remercie d’ailleurs ici. Pour moi, c’est surtout l’occasion de pouvoir m’exprimer et encore une fois défendre une certaine volonté de défrichage chez un média de masse. Je repense pas mal à ce que disait JB Guillot de Born Bad dans le docu Mauvaises graines qu’on avait produit chez Milgram. “Les gens ne voient toujours que ce qui est dégueulasse”. Pour moi écrire dans Les Inrocks, c’est presque un acte de résistance intellectuelle parce que je peux parler de Maria Violenza ou relayer les propos de musicien.ne.s dans une situation précaire dans un papier de 15 000 signes. Et je trouve ça super de pouvoir imposer ça dans un canal de diffusion large. Au lieu de dire “ils devraient faire ça” en soupirant, comme je l’ai beaucoup entendu, je préfère y faire entendre ma voix et celles de ceux que j’estime représenter (symboliquement). »

Comment travailles-tu ?

« Pour l’instant, il n’y a que moi qui écris sur le site. Dans le magazine, j’invite des gens dont j’apprécie la plume et les idées, parce que je pense que lire trente pages (ce que fera le prochain numéro) écrites par la même personne c’est trop monotone ou monolithique. On avait presque vingt personnes qui gravitaient autour de The Drone et j’ai envie de continuer à collaborer et échanger avec eux. En mettant l’accent sur la jeunesse et les femmes. A terme, mon idée (idéal plutôt) serait de pouvoir avoir quelqu’un en stage sur le site avec moi au quotidien, le former et qu’on fasse évoluer le média ensemble quand il (ou elle) sera opé. Trouver de l’argent va être important. Mais s’il n’y en a pas je ferai comme j’ai toujours fait : je me démerderai. »

Le ton de ton écriture est parfois assez sombre, voire grinçant, assez distant…

« Oui, sûrement, mais ce n’est pas calculé. Ce qui m’emmerde le plus dans le journalisme musical, c’est quand il n’y a pas de voix derrière. Le côté désincarné ou robotique de certains tons. Je n’ai pas envie de faire du trait d’esprit ou des vannes gratuitement (et j’ai pu tomber dans ce piège au début où j’écrivais). C’est pour ça que la disparition des journalistes au profit des rédacteurs me fait super peur. Et passer trois ans à aller en rendez-vous avec des clients qui réclamaient des contenus à la Brut ou Konbini ne me rassure pas des masses à ce propos. Des fois, je vois des gens qui passent leurs journées à nous bassiner avec leurs opinions sur les réseaux sociaux, ce serait plus cool de le faire de manière réfléchie et constructive dans un papier qui ouvre le débat. »

Tu t’intéresses à quels genres de musiques ?

« Je n’ai pas de genres de prédilection (comme tu as dû le voir). J’aime surtout certains formats. Les trucs historiques et méconnus. Utiliser la musique comme une base de réflexion pour parler du monde qui nous entoure. Les portraits long format, etc… Dans le prochain Gospel papier, il y aura autant de rap US que de musique électronique, de hardcore et de folk 70’s. »

Qui sont les personnes qui écrivent sur la musique qui t’influencent ou t’ont influencé ?

« Les gens qui m’ont mis le pied à l’étrier. Olivier Lamm et Lelo Jimmy Batista étant les principaux. J’ai plutôt en tête certains papiers qui m’ont beaucoup marqué. Un papier d’une américaine qui s’appelle Jessica Hopper et qui dénonçait le sexisme dans la scène emo au milieu des années 2000, paru dans Punk Planet. Ça m’avait vraiment fait réfléchir à toute cette construction du schéma classique de la pop : un disque de cœur brisé sorti par un mec qui se plaint d’une fille qui ne veut pas de lui. J’avais adoré aussi un papier de Lelo paru dans Tsugi sur Jane’s Addiction et qui se lisait comme un roman. Le papier récent de Marie Kock (que je n’ai jamais rencontré d’ailleurs) sur Louie C.K. m’a soufflé. J’ai beaucoup aimé aussi celui d’Anne Pauly sur Dolly Parton. Et puis comme beaucoup de gens, l’âge d’or des interviews vidéos de The Drone sortis par Clément et David. Sur la musique spécifiquement, ce sont plus les écrivains qui parlent de musique que les journalistes qui m’ont influencé : Brett Easton Ellis, Tony O’ Neill, Richard Hell ou Jonathan Franzen. Je lis beaucoup de non-fiction, et ça m’inspire énormément. Je cite souvent ces sources dans mes articles. J’ai été terrassé par Avec les alcooliques anonymes de Joseph Kessel et La nuit du revolver de David Carr (un rédac chef du Times parti à la recherche de sa mémoire perdues dans des années passées à fumer du crack). Je suis aussi beaucoup influencé par des songwriters : Gil Scott-Heron, Mark Kozelek, Isaac Brock, Michael Stipe dont je lis les paroles avec beaucoup d’émotion. Et puis des écrivains aussi : Salinger, Joyce Carol Oates, Sylvia Plath, Joan Didion, Duras, Capote, Roth et Coetzee (je pense que tous les journalistes devraient lire L’été de la vie, une autobiographie fictive…) »

Tu fais parfois référence au cinéma ou à la télé dans tes textes, quelle est la culture dans laquelle tu te sens le plus à l’aise?

« Je n’ai absolument pas envie de tout connaître. C’est marrant, c’est ce que reproche Nicole Krauss dans Forêt obscure à Jonathan Safran Foer que je suis en train de lire : “il voulait savoir tout sur tout”. C’est un sacré travers du journalisme contemporain je trouve, le côté bibliothécaire, je te dégueule mes références à la figure et mes quatre potes me font un clin d’oeil. J’aborde les choses souvent par un angle un peu contrarié, en biais. Un de mes films préférés, c’est Hitch avec Will Smith et je l’aime autant que Spike Lee, Ferrara ou les Sopranos. Je n’aime ni le foot ni les bagnoles. Sorti de là, je suis assez ouvert. »

As-tu des revues qui t’ont marqué et dont tu aurais envie de retrouver le ton dans LeGospel ?

« Punk Planet m’a beaucoup marqué. Par son côté politique, son éthique, et le fait de mettre en avant l’underground de manière maligne. Je citerais aussi le Vice papier, première époque. Les débuts de Tracks (qui n’est pas une revue certes). »

As-tu un plan de développement à plus ou moins long terme autour du site et du fanzine ?

« Oui et non. C’est compliqué, et j’en parle d’ailleurs parfois dans ce que j’écris, parce que tu n’as pas la même énergie et la même pertinence à 36 ans (mon âge) qu’à 20. Mais j’ai envie d’en faire quelque chose c’est sûr. L’idée c’est aussi que cette plateforme soit une vitrine pour mon travail et ouvre des idées de collaborations. C’est comme ça que je me suis retrouvé à écrire chez les Inrocks et je discute d’un projet d’essai sur la musique en ce moment avec un éditeur. Je ne crois pas trop à la formule abonnement numérique pour l’instant parce que je pense que le public potentiel est trop restreint et que ce n’est pas très pérenne. Mon plan c’est surtout de pouvoir rentrer un peu de sous et donner de l’ampleur aux projets liés au Gospel, que je vois presque comme un “label”. Je vais à terme lancer une nouvelle version du site, essayer de trouver des annonceurs dans le domaine culturel (parce que sorti de là, c’est le début de la fin pour mon éthique) et rentrer de l’argent avec du merch. Comme disait un mec bourré avec qui j’étais parti en tournée : “les utopies sont réalisables”. »

Parmi les jeunes publications que tu as pu lire, ou les sites récents, y-a-t-il des choses qui t’intéressent ?

« Je lis énormément de presse. Parce que j’aime ça et parce que c’est aussi une partie de mon boulot vu que je bosse en freelance comme communiquant sous le nom de Brown Bunny. J’admire la destinée de médias comme Gonzaï ou Brain qui, à leur façon, ont réussi à réaliser ce qui n’a pas marché avec The Drone. Je vais encore citer des trucs anglophones mais j’aime beaucoup les papiers long formats du Washington Post ou du Guardian, qui arrivent à élever/nourrir le débat de manière hyper impressionnante. Je lis toujours avec plaisir Pitchfork et Dangerous Minds mais beaucoup moins Fact par exemple que je trouve moins pertinent que par le passé. »

Si tu as pris le temps de t’investir dans Le Gospel, j’imagine que tu avais envie de faire passer quelque chose que tu ne trouvais pas/plus ailleurs…

« Moi, mon idée, c’est de faire un truc qui a le cul entre une chaise de journalisme musical / blogging web et une chaise qui est plus de l’ordre du roman / de l’autofiction. C’est mon approche créative du blogging on va dire, celle qui me vient naturellement. Je trouve ça génial de lire un papier dans un grand journal anglo-saxon qui part de “je me suis fait piquer mon portable dans le métro” pour arriver à Post Malone est une catastrophe pour la culture américaine”. Ça ne se fait pas trop en France, sûrement qu’on est moins à l’aise avec ça parce que c’est hyper casse gueule. Mais moi me casser la gueule ne me fait pas peur. Et il y aussi un côté très égoïste, parce que j’aime écrire, et que c’est comme tout, plus t’écris mieux t’écris… »

Te sens-tu dans quelque chose de nouveau, ou te sens tu inscrit dans une histoire de l’écriture sur la musique?

« Ni l’un ni l’autre. A la base, j’ai fait des longues études théoriques d’Histoire de l’Art, et je comptais faire de la recherche. Un directeur de thèse un peu con m’en a découragé et je suis revenu à l’écriture par un angle un peu bizarre : en écrivant des bios de groupes quand j’ai commencé à bosser au festival Villette Sonique. J’ai envie de m’inscrire surtout dans une démarche de défense des marges, de la culture underground, d’une approche un peu expérimentale de l’écriture sur la musique et d’une vision politique (au sens large). Et j’aimerais bien que Gospel soit aussi une plateforme pour présenter le travail de gens que je respecte et que j’ai envie de pousser, comme quand je bookais un groupe pas connu ou que je fais la promo d’un disque sorti sur un tout petit label. »

Dans Le Gospel, tu évoques ton passé de musicien…

« C’est un groupe qui s’appelle Jordan, qui a été re-formé pour le plaisir l’an dernier mais qui a surtout été très actif entre 2004 et 2010. J’y joue avec mes deux meilleurs amis et on a tout sacrifié pendant ces quelques années. On a fait plein de tournées partout et découvert le monde c’était très enrichissant. Ça a énormément nourri ma vision des choses. Je voudrais aussi citer mon boulot avec Kongfuzi et Villette Sonique dont Christophe et Etienne, les deux boss ont été des mentors pour moi et qui m’ont aidé à me bâtir intellectuellement. Mon rapport à la musique était le même qu’aujourd’hui : essayer de pousser les murs avec les moyens du bord. L’écriture a pris le relais de la musique mais c’est toujours le même combat (et la même passion). »

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