Bertrand Bouard, The Band (Le Mot et Le Reste)

The Band
The Band

On peut s’en amuser ou s’en plaindre. Comme toutes les étiquettes commodément apposées sur des œuvres qui échappent, par essence, à toute réduction mercantile, celle-ci a fini par désigner à peu près n’importe quel produit susceptible d’attiser l’attention du chaland en quête d’authenticité factice ou d’imagerie estampillée « cowboy friendly ». La preuve ? Les moteurs de recherche interrogés à l’heure de rédiger cette chronique sur les usages du terme renvoient aussi bien à des restaurants fourguant sans vergogne leurs burgers de pacotille qu’à des paires de chaussure conçues en Germanie, voire – on préfèrerait ne pas en apprendre autant tous les jours – aux intitulés de disques signés par The Offspring ou Roch Voisine. L’Americana se vend donc partout et le vocable, inventé par la presse anglo-saxonne dans les années 1990 pour désigner les héritiers autoproclamés de The Band, n’est donc d’aucune utilité. Raison de plus pour en revenir aux seules sources historiques et s’offrir, à l’occasion de la publication d’une première biographie francophone, une revisite de ces monuments discographiques, parmi les plus fréquentés de la fin du XX° siècle et sans lesquels un bon tiers – soyons prudent dans l’estimation chiffrée – de ce que nous écoutons aujourd’hui n’aurait jamais existé.

 

The Band
The Band

Le siège de ce big-bang musical dont le retentissement est encore à la source de l’expansion de notre univers quotidien est presque aussi connu que les responsables : cette maison dans les faubourgs de Woodstock dont la façade badigeonnée de rose donne son titre à Music From The Big Pink (1968). C’est dans le sous-sol réaménagé en studio de fortune que s’esquissent pendant plus d’un an les contours de la révolution à venir. Déjouant toutes les prévisions des contemporains, elle se déroule donc à plusieurs milliers de kilomètres de l’épicentre du summer of love et n’est pas le fait de jeunes aspirants biberonnés à l’acide. Dans une époque qui ne jure plus que par les stridences électriques du psychédélisme bourgeonnant, l’idéal communautaire naïvement porté par l’ensemble du mouvement hippie va s’incarner dans une perfection paradoxale portée par quatre vétérans canadiens des circuits rock – et leur batteur venu de l’Arkansas – par une bande de seconds couteaux sur le retour, habillés comme des papis ploucs, dont certains approchent déjà de cette trentaine canonique qui marque alors la frontière infranchissable avec le monde des adultes. En compagnie de Ronnie Hawkins d’abord, entre 1958 et 1963,  puis de Bob Dylan à partir de 1965, ils ont consciencieusement rempli leur fonction de backing band, développant au passage des compétences d’interprètes très largement supérieures à celles de tous leurs concurrents moins expérimentés. Même si elle ne constitue, à l’aune des bouleversements en germe, qu’une séquence préparatoire, cette première partie de la légende est ici restituée avec une profusion de détails et d’anecdotes qui la rend tout aussi passionnante. Comme dans un film des frères Coen, la petite histoire croise ainsi les méandres de la grande – à moins que ce soit l’inverse ? – quand la route des musiciens les conduit, au début de 1963, jusque dans un club du Texas dirigé par un certain Jack Ruby qui connaîtra son heure de gloire, quelques mois plus tard, en assassinant Lee Harvey Oswald. Entre beuveries et orgies, vaches maigres et rêves dorés, les épreuves formatrices soudent les amitiés solides qui se détricoteront tragiquement une fois le succès atteint. Pendant un bref intermède pacifié, les cinq acolytes partagent tout et réinventent la musique américaine en puisant sans la moindre réserve à toutes les sources connues : le gospel et la soul, la country et le folk, le rock’n’roll et le blues. Alors que Sweetheart Of The Rodeo (1968) des Byrds n’était qu’un album de country interprété par des musiciens de rock, le mélange est ici considérablement plus homogène et détonnant. Tout a été écrit, et même un peu plus, sur ces deux premiers albums enregistrés coup sur coup, dans le prolongement des sessions collaboratives avec un Dylan en mutation, des 130 morceaux qui s’accumulent et constituent la matière des Basement Tapes.
En les réécoutant avec plus d’un demi-siècle de recul, on ne peut pourtant que demeurer saisi par leur modernité absolue, leur audace décalée et assumée par rapport à l’ensemble des productions et de l’idéologie de l’époque. Loin de toute apologie de la jeunesse et d’exaltation  du fossé des générations, ils prétendent renouer avec des traditions séculaires et osent même poser avec leurs parents et leur famille sur la pochette de leur premier album. Sous un patronyme ambivalent qui évoque – selon qu’on accentue ou pas l’article défini – une extrême modestie anonyme ou une prétention démesurée à incarner la forme ultime du collectif, The Band élabore une fusion musicale inouïe au sein de laquelle les individualités s’épanouissent en même temps qu’elles consentent à disparaître. Grâce à la prise de son parfaite de John Simon, la voix de chaque musicien et de chaque instrument reste parfaitement audible : la batterie de Levon Helm, confortablement calé au fond du tempo, comme un camionneur de son Sud natal dans sa cabine ; les volutes insensées de l’orgue de Garth Hudson ; la guitare de Robertson, dépourvue de toute prétention virtuose et superfétatoire et les intonations si caractéristiques de trois des meilleurs chanteurs blancs de l’époque (Manuel, Danko et Helm). Pourtant, l’harmonie collective et le sens unique de la communion sont restitués de façon parfaite. Le retentissement est immédiat : des Beatles à CSN en passant par Clapton, Elton John ou Hendrix, tous saluent avec une unanimité rare les qualités exceptionnelles de ces deux albums inauguraux et de leurs auteurs. L’apogée se prolonge alors quelques mois, le temps d’une tournée et d’un excellent album supplémentaire (Stage Fright, 1970) alors même que les fissures commencent à lézarder la belle façade de l’édifice.

L’évocation du déclin occupe donc toute la troisième partie de l’ouvrage. Il n’est pas toujours aisé d’accorder les récits quand deux des sources principales – les autobiographies respectives et antagonistes de Levon Helm et Robbie Robertson – présentent des relectures contradictoires et radicalement incompatibles de la plupart des péripéties majeures. Bertrand Bouard échappe à la plupart de ces pièges en prenant le parti de la vraisemblance étayée par les témoignages cohérents, mentionnant dans les notes de bas de page qui émaillent souvent le récit sans nuire à sa fluidité l’existence des divergences les plus notables entre les deux frères ennemis. De ce bilan nuancé, se dégage un sentiment pathétique de chute inévitable au fur et à mesure que se distendent les liens si longuement tissés. Une histoire qui condense à elle seule toutes les mutations de l’industrie musicale américaine dans la première partie des années 1970. The Band se délocalise alors à Malibu, nouvel épicentre de la jetset cocaïnée et port d’entrée principal des réseaux narcos colombiens aux USA – un hasard ? Sans doute pas tout à fait – et se disloque peu à peu lorsque les enjeux financiers enflent à un rythme exponentiel. Trop saouls ou défoncés pour s’intéresser durablement à la musique, Manuel, Danko et Helm dilapident les quelques centaines de milliers de dollars qu’ils ont engrangés alors que Robertson, un peu plus sobre ou beaucoup plus stratège, accumule plusieurs millions en rachetant à ses camarades en manque d’argent frais leurs droits d’éditions et amorce sa reconversion en se tournant vers Scorsese ou Hollywood. Flamboyante et sordide, l’explosion finale a lieu au Winterland de San Francisco en 1976, filmée par l’auteur de Taxi Driver.

The Last Waltz  (1978) est en réalité un point d’achèvement mais aussi le début d’un épilogue plus sordide encore. Manuel et Danko y laisseront précocement leur peau avant la fin du siècle, ravagés par les excès financés par des albums et des tournées médiocres. Avant de succomber au cancer en 2012, Helm règlera une partie de ses comptes avec Robertson par presse et livres interposés, réussissant même à apparaître dans certains récits comme la véritable âme de The Band. Robertson s’en tient mordicus à une lecture antithétique du mythe. Au travers du récit de la bataille ici reconstituée, on ne peut s’empêcher de croire qu’aucune des deux versions n’est réellement convaincante tant les œuvres solos composées par les uns et les autres après la séparation demeurent considérablement en-deçà de l’excellence collective disparue. Quelques deux cents pages instructives plus tard, le mystère reste entier et toujours fascinant autour de ce miracle du holisme musical qui ne cesse d’infuser dans tout ce que l’Amérique et le monde compte de réactionnaires novateurs, de Wilco aux Jayhawks en passant par Will Oldham : jamais un Tout n’est apparu aussi étonnamment supérieur à la somme de ses parties constitutives. Ainsi repose LE groupe.

The Band, par Bertrand Bouard, Editions Le Mot Et Le Reste

2 réflexions sur « Bertrand Bouard, The Band (Le Mot et Le Reste) »

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *