« Je me suis rendu compte que j’en avais trop » était une phrase de prophète.
Même s’il y avait certainement un contresens caché, ou une dérive intime, dans mon attachement immédiat au livre de Thomas E. Florin, il n’en est pas moins que je l’ai lu jusqu’au bout, espérant dénouer ce nœud qui me serre le ventre depuis quelques années, et cet héritage empoisonné de la bibliothèque paternelle. Nager dans les livres est une expérience que je connais, des livres accumulés depuis les années 1950, pas des livres exceptionnels, mais les livres d’une vie, et pas la mienne. Je crois qu’une des seules questions intéressantes que j’ai posée à mon père pendant mon adolescence concernait aussi le sujet d’Autodafé : « Tu n’as jamais eu envie d’écrire un roman ? ». On sentait poindre cette confusion entre la passion des autres et la culture de soi-même, qui me poussa à enregistrer des disques sans intérêt – sinon de documenter des instants précieux de vie – parce que j’aimais écouter de la musique. Mais bref. Je ne me rappelle plus de la réponse de mon père, sans doute avait-il compris qu’il n’y avait pas trop de liens, ou trop de liens justement.
« Les livres ne sauvent pas. Toute cette intelligence, tout ce savoir ne sont même pas un rempart ou un frein au temps ».

L’histoire de Thomas Florin est celle d’un auteur contrarié, puisque son premier ouvrage publié (le septième écrit) par les énergiques et aventureuses – et d’habitude plutôt tournées vers la traduction de textes souterrains américains, le français leur va bien, comme souvent – éditions Le Gospel est celui qu’on tient entre nos mains. Ce n’est pas faute d’avoir essayé (à plusieurs reprises), mais le destin de ce rock critic est similaire à l’immense majorité des écrivains du pays : malheureux. Il s’accroche alors à son rapport aux livres des autres comme à des bouées, espérant dériver avec elles jusqu’à des terres plus accueillantes. Son texte resserré et urgent embarque aisément le lecteur entre ressentiment pour sa passion – jusqu’à utiliser les livres de seconde main comme monnaie de vie (de très beaux passages sur les ventes aux libraires d’occasion, chapitre 14) et volonté désespérée de marquer son temps. Bien sûr, l’humour acide permet de désamorcer la frustration et d’apprécier une méchanceté (chapitre 9, parfait) bien corsée entre les lignes : ce qui arrive quand on veut tout brûler sa bibliothèque et qu’on est amené à devoir congeler ses livres, par exemple. Méchanceté et grande sensibilité, forcément.
« La vérité, c’est que tous les écrivains sont des losers. S’ils passent autant de temps chez eux, c’est qu’ils n’ont pas le choix. »
A travers le personnage du mystérieux Didier, « livre vivant », ancien musicien (Hasard, groupe d’un seul 45 tours, merci Discogs), lecteur et connaissance de l’auteur, se cristallisent de nombreuses réflexions sur l’accumulation de livres et de disques, sur le temps qui passe, sur la fin éternelle de l’adolescence, sur l’abandon des illusions et des poses. L’étudiant souffreteux logeant dans un sous-pente avec ses piles (« à l’étage des femmes de ménage philippines et leurs maris sans-emploi ») laissant peu à peu sa place au père de famille de plus en plus nerveux devant sa machine à écrire, avec l’autobiographie qui, comme souvent, va se transformer en clé passe-partout aux portes de l’édition. « Tous les livres sont de la merde », pourrait-on argumenter en détournant un célèbre slogan réservé aux disques (Programme, verset 1). On pourrait ajouter que c’est surtout le dernier qui compte, et après Autodafé, grand titre un peu gros pour les épaules de ce petit volume (on aime le titre étalé sur les 8 premières pages, « en corps 150, comme un cri »), on va attendre pour passer au suivant. Histoire de savourer un peu, même si le prochain de l’auteur, annoncé dans les dernières pages, promet. Il s’intitule, s’il vous plait : Le plus grand écrivain du monde.