S’intéresser à l’usage et à la fonction du désordre pour écrire un essai philosophique consacré aux musiques des contre-cultures n’est pas tout à fait dans l’ordre des choses et ce n’est pas moi que ça viendra déranger.
Rock indus, dub, noise, électro, blues et jazz ont toujours fait partie de mes paysages musicaux et ont peu à peu mis à jour les strates sédimentées d’une éducation musicale passive forgée au rythme des sons de la nature, aux volutes du free jazz paternel et aux vastes espaces psychédéliques du Floyd du grand frère, strates auxquelles s’ajoutaient les bluettes américaines et les tubes des Beatles propres au versant féminin de la famille. Sur ce compost, il fallut évacuer la frustration de ne pouvoir utiliser le tambourin de l’école comme bon me semblait, à savoir un chaos répétitif, bruyant et agité, résister à l’ennui soporifique du strident pipeau des années collège et retenir une voix sauvage, enjouée et pleine d’allégresse qui finit par se taire. Dans ce brouhaha éclectique et indompté, un chemin de K7 pirates se dessina embarquant tout le punk rock new wave des 80’s et ses suites électro compactes. Bref, un joyeux foutoir…
Sur ces musiques furieuses, pour la plupart des productions marquantes de la seconde moitié du vingtième siècle cherchant à créer du désordre, il fallut se structurer. Puis arriva sur le tard le temps de l’apprentissage de la musique dite académique, celle de ma professeure de chant à la patience infinie…
Le chemin que suit l’essai de Théo Lessour, Chaosphonies, Du jazz à la noise, le sacre du chaos se construit autour des chapitres évidents de la voix, de l’écho, de la musique technologique et enfin des politiques et des mystiques du son. Avec les 17 minutes de Sister Ray du Velvet Underground comme point d’ancrage introductif, le livre annonce une couleur infernale, crasseuse et distordue du traitement du son aussitôt contrebalancée par une érudition sur le sujet, il ne s’agit pas d’un recueil discographique mais bien d’un essai philosophico-musical où Gilles Deleuze et Pierre Bourdieu se tapent le bœuf avec Genesis P. Orridge et Steve Reich. Bref, un livre très documenté terminé par une riche bibliographie pour aller plus loin.
L’auteur s’intéresse à la part faite à la matière musicale impensée ou impensable en pointant et en dédiant son livre à tout ce qui peut se mouvoir et s’agiter hors du monde, hors des normes. A tout ce qui frotte, se distord, déborde, à l’émotion, aux chutes, erreurs et à la joie de l’apprentissage et de ses écueils.
L’essai revient sur les lointaines origines du rythme, mettant en avant l’idée que l’attrait pour le chaos est des plus attirant pour le musicien qui développe des stratégies d’approche de l’à peu près, de l’entre deux, du lieu de l’émergence comme témoins d’une argumentation de la résistance à un monde fait de mal entendus et laissant peu de place à la nuance.
L’exploration fine du désordre fait la part belle à l’incontournable blue note hors des clous qui va sceller l’expression d’un identité noire-américaine face à un système dominant et tout puissant. Le système pentatonique africain se frottant au diatonisme occidental et introduisant une modification micro tonale qui crée de l’ambiguïté dans le climat harmonique et affectif convenu et qui donnera sa couleur musicale au blues puis au jazz.
Ainsi faut-il une patience infinie pour domestiquer une matière sonore subjective et trouver un sens aux règles académiques de la musique, les tentatives d’harmonisation, de repérage des majeures et mineures ou de décryptage des accords inversés de troisièmes degrés réveillant l’animal sauvage supplantant la bonne écolière, il y a alors comme une éducation à refaire et des coups de baguette qui se perdent… Ma professeure de chant a une patience infinie, n’en déplaise à mes con(do)sœurs de la sainte chorale faisant preuve de peu de tolérance et de créativité et toujours prêtes à pousser la copine punk dans les escaliers à cause d’une fausse note…
L’usage politique du chaos se retrouve dans les mouvements musicaux du free jazz mais aussi du punk, du lo fi, de la shoegaze ou des musiques industrielles poussant les boules Quies de la souffrance et de la violence du monde moderne deshumanisé jusqu’au tréfond dans nos tympans malmenés.
Maîtrisé, ordonné, classé, hierarchisé, le lieu de la vibration ne redemande qu’à retrouver sa tendance naturelle, à savoir donner à la matière sonore plus d’importance qu’à son organisation. Nos univers sonores sont composés de sons perçus et de sons ignorés, musicaux, harmonieux, agréables ou désagréables, étrangers ou familiers, blessants ou pouvant nous guérir. L’IA ne nous dira rien des usages spirituels de la musique et le chaos du son pourra encore ré-enchanter le monde, nous remettre en contact avec des réalités physiques incontrôlées, aussi imprévisibles que la nature indomptée qui nous survivra.
Réjouissons-nous de cet essai original et documenté qui passe en revue les nombreux genres musicaux ayant porté en eux la jouissance du son, citant les obsessions sonores et identitaires de nombreux compositeurs avant-gardistes et obsessionnels ayant mis en forme des univers et des matières sonores incomparables.