Plutôt que d’être l’année de Blur, 2023 aura surtout été l’année de Graham Coxon. Il a non seulement réussi à revoir son approche de la guitare sur The Ballad of Darren sans faire perdre son identité à Blur, mais il a sorti un des meilleurs albums de sa carrière avec The Waeve, groupe qu’il a formé avec sa compagne Rose Elinor Dougall. A peine plus d’un an après sa sortie, le duo nous offre le tout aussi captivant et inclassable City Lights sur le label Transgressive. Car The Waeve aime se perdre sur les routes sinueuses, et voir où cela va les mener. Plus ambitieux et plus direct que leur album éponyme, City Lights pourrait dérouter par ses chansons qui empruntent plusieurs directions en l’espace de quelques minutes, mais il n’en est rien. Leur force est de réussir à captiver l’auditeur grâce à un sens aigu de la mise en scène. Sans oublier des mélodies obsédantes malgré leur aspect parfois crasseux. On peut aisément imaginer cette musique complexe à créer. Ce n’est pourtant pas l’impression que donnent Rose et Graham lors de l’entretien qui suit. Composé lors de leurs rares moments libres, City Lights est né d’un besoin de repousser leurs limites communes par un ping-pong créatif, chacun répondant aux idées de l’autre, ce qui a rapidement donné naissance à ces dix titres surprenants. Rose et Graham évoquent en détail la naissance de ce nouvel album et reviennent également sur la naissance du groupe et la difficulté de sortir leur premier disque alors que le rouleau compresseur Blur sortait un nouvel album et tournait sans cesse.
Avant même la formation du groupe, vous avez tous les deux étés invités à jouer dans un concert de charité en faveur du Liban. Ce soir-là, Graham a joué des reprises de Bert Jansch et de John Martyn, qui sont deux artistes que tu admires également, Rose. A un moment n’avez-vous pas été tenté d’emprunter cette direction musicale plutôt que de la faire ressortir occasionnellement dans vos morceaux ?
Rose : Je pense que c’est ce que les gens attendaient quand nous avons annoncé la création de The Waeve. Quand j’ai vu Graham jouer à ce concert, j’ai senti qu’il partageait les mêmes sensibilités que moi. C’est à ce moment que je me suis dit qu’il serait intéressant que l’on compose ensemble. Il n’y a pas grand monde qui puisse jouer ce type de chansons à la guitare. Graham a démontré qu’il en était capable. Ce type de folk est la fondation de mon univers musical. Pourtant, je trouve que ça nous aurait limité de nous cantonner au folk car nous partageons bien d’autres influences. Et heureusement, car nous avons réussi à créer un univers sonore bien particulier.
Graham : Nos influences folk ne ressortent que quand nos chansons nécessitent d’être plus douces. Pour accompagner du piano par exemple. Nous cherchons toujours à développer nos titres musicalement. Je pense que nous trouverions difficile d’arriver au résultat inverse avec un son plus minimaliste et sec. Nous aimons le surnaturel.
Comment avez-vous vécu la sortie de votre premier album ? La promotion s’est faite en parallèle d’une grosse tournée de Blur.
Rose : Nous avons dû faire des compromis, ce qui était tout de même frustrant. Le coup de projecteur sur Blur nous a malgré tout un peu aidés car plus de gens que d’habitude étaient au courant de l’actualité de Graham. C’était juste une période épuisante pour lui.
Vous traversiez tous les deux des périodes difficiles avant de vous mettre à l’écriture du premier album. Étiez-vous plus sereins cette fois-ci et cela se ressent-il sur City Lights ?
Rose : Notre vie a depuis changée avec la naissance de notre enfant. Nous étions forcément plus proches que pour le premier album, pendant lequel nous apprenions encore à nous connaître. Nous avons travaillé dans des conditions différentes par manque de temps. Nous n’avions que quelques heures de disponibles par semaine, quand nous avions une garde d’enfant. Ça nous a poussé à plus nous concentrer et à travailler efficacement, sous pression. Ce sens de l’urgence s’entend, et c’est une nouveauté par rapport à l’album précédent. Quelque part, c’était rassurant pour moi d’avoir déjà enregistré un album avec Graham.
Graham : Nous avons été chanceux car à chaque fois que nous nous sommes mis au travail, quelque chose d’intéressant en sortait. Nous avons suffisamment d’expérience pour savoir que les premières ébauches peuvent aboutir à du concret. Ça nous a évité bien des frustrations d’avoir réussi à rapidement obtenir une direction et de donner une identité à notre travail.
Quelles étaient vos idées de départ pour ce nouvel album, en quoi vouliez-vous qu’il soit différent du premier ?
Rose : Nous n’avions aucun plan préétabli. La première chanson composée a été City Lights, qui a donné sa direction à l’album. Ce titre a apporté une énergie inédite. Tout s’est enchaîné naturellement une fois que nous l’avons composé. Notre habitude est de répondre aux idées apportées par l’autre et de voir où ça nous mène. Rien n’est jamais vraiment discuté. Je trouve ça magique d’une certaine façon.
Graham : Je trouve qu’ajouter des instruments aide parfois à la création. Nous aimons tous les deux les cordes et le piano. Mais cette fois nous avons ajouté une section à cuivre et de la mandoline. J’en joue un petit peu et j’ai eu la chance d’inspirer Rose pour deux chansons en l’utilisant. J’aime l’idée d’utiliser des instruments folks et de les intégrer dans un environnement bizarre et inédit.
On sent plus d’ambition et d’assurance sur City Lights que sur The Waeve. Le ressentez-vous également de cette façon ?
Rose : Oui car nous savons ce qu’est The Waeve aujourd’hui. Avoir donné pas mal de concerts nous a aidé à comprendre comment notre musique fonctionnait dans le contexte du live. Certaines chansons de City Lights ont été approchées dans un contexte plus vivant.
Graham : On sentait une grande liberté sur le premier album. Nous avons créé un univers tout en faisant face à notre quotidien post confinement. Nous avons essayé de refréner nos sentiments négatifs envers un monde que nous trouvons menaçant et décourageant. Je trouve que nous sommes allés trop loin par le passé avec certaines de nos chansons. On retrouve moins le côté bucolique qui était présent sur une partie de The Waeve. City Lights est plus sombre, plus éclatant. C’est un voyage dans une grande ville dans laquelle tu essayes de rentrer en un seul morceau après avoir erré dans les rues et rencontré des inconnus. C’est comme ça que j’aime l’imaginer. Mais c’est sans doute mon anxiété qui parle (sourire).
Les seuls points communs avec le premier album sont l’utilisation du saxophone, des cordes et également une dimension cinématique ?. Pour vous sont-ils musicalement la marque de fabrique de The Waeve ?
Rose : Clairement. J’ai toujours aimé imaginer ma musique comme une projection sur un grand écran. Nos chansons évoluent de façon imprédictible, comme une peinture. C’est ce que j’essaie de faire avec les arrangements de cordes. C’est nouveau pour moi, mais c’est un challenge que j’adore. J’ai beaucoup appris depuis que j’ai rejoint The Waeve. J’aime l’idée de créer un univers expansif avec nos chansons.
Graham : C’est pour moi quelque chose de normal. Nous avons tous les deux faits des études d’art, nous peignons régulièrement. Ça ressort naturellement dans notre musique. Beaucoup d’artistes intègrent superbement un orchestre dans leurs chansons, Scott Walker en tête, mais les compositeurs de musique classique ne peuvent pas s’appuyer sur des paroles, ils doivent se débrouiller pour créer des émotions autrement. Nous avons essayé de faire comme eux, sans discuter du sens.
Sunrise est un morceau de clôture parfait. Avez-vous su immédiatement qu’avec son côté épique il serait idéal en tant que dernier titre de l’album ?
Rose : C’était sa place naturelle. C’est une des chansons pour lesquelles je n’ai pas composé les cordes. Richard Jones du Ligeti Quartet s’en est occupé. Il joue également sur l’album. Nous lui avons demandé s’il avait des idées pour Sunrise. Il en a eu plusieurs, mais il nous a prévenu qu’elles étaient toutes barrées. Et puis il nous a dit, “Attendez, je vais tenter quelque chose d’autre”. Il a commencé à jouer une mélodie qui nous a laissé bouche bée. C’est mon passage préféré de l’album.
Graham : J’aime comment cette chanson commence et se termine. Elle débute avec des accords que je jouais à notre bébé à cinq heures du matin. Je trouve ça miraculeux que, malgré le fait qu’ils soient inhabituels, ils aient pu devenir une mélodie sur laquelle des fous furieux ont ajouté un orchestre à cordes. Et j’ai assisté à tout ça assis sur une chaise dans un studio d’enregistrement. C’était magnifique, et ça me rappelle pourquoi j’aime faire de la musique.
Graham, tu as dit que n’avais pas peur d’aller trop loin soniquement parlant sur certains titres. Comment cela s’est-il concrétisé en studio pour cet album ?
Rose : City Lights a été une bonne opportunité pour Graham et moi de prendre des risques. Nous nous poussions l’un et l’autre à sortir de notre zone de confort et à être aussi libres que possible. Nous aimons surprendre les gens.
Graham : Le fait de ne pas être vraiment pop nous laisse de l’espace pour expérimenter. Nous aimons tous les deux des artistes qui sortent de la norme, qui sont un peu barrés. Et je veux que The Waeve soit comme ça, que nous n’ayons pas peur de composer des titres de huit minutes, limite prog rock, mais avec une batterie qui sonne comme du jazz. Nous ne pensons pas vraiment à ce qui pourrait être diffusé à la radio, nous préférons accroître les possibilités d’être différents.
Vous ne choisissez pas la facilité en mélangeant parfois différents styles dans une même chanson, il y a parfois des twists inattendus comme des changements d’humeurs. Et pourtant tout reste fluide. Cela doit parfois être compliqué de trouver le juste équilibre !
Rose : Nous faisons tout pour rendre les choses intéressantes pour nous. C’est de là que viennent ces moments inattendus. Je trouve qu’une bonne partie de la production musicale actuelle est prédictible et mollassonne. C’est pour ça que nous essayons de produire quelque chose d’excitant, quelque chose que nous aimerions écouter nous-même.
Graham : Il est important de garder de la fluidité malgré tous ces moments inattendus dans nos chansons. On y trouve toujours un certain type de douceur même si on n’a pas l’impression d’entendre la même chose à la fin du morceau que celle qui nous a accroché l’oreille au début.
En ce sens quels groupes sont vos modèles dans le genre et pourquoi ?
Rose : Sincèrement, nous ne nous sommes inspirés d’aucun groupe pendant l’enregistrement. Je sais que c’est une réponse un peu pourrie, mais c’est la vérité.
Graham : On retrouve des sons post-punk un peu arty et bricolés sur City Lights. Mais aucun groupe n’a été une influence directe. La musique fait tellement partie de notre vie que des influences en ressortent naturellement. Certains pourront penser qu’un son de guitare sonne comme Nag Nag Nag, mais en fait ce n’est pas du tout réfléchi. J’ai parfois l’impression d’avoir une médiathèque dans ma tête (rire). Par contre, mes inspirations pour la production étaient Laughing Stock de Talk Talk et No Humans Allowed de Chrome. Un mélange de son intime, sordide et cinématique. Je trouve intéressant de jouer avec la dynamique d’écoute de l’auditeur, pour qu’il soit par moment absorbé dans une chanson et à d’autres un peu en retrait, bousculé.
James Ford, avec qui vous avez choisi de travailler à nouveau en tant que co-producteur sur City Lights, est-il sur la même longueur d’onde que vous pour les explorations sonores ?
Rose : Les chansons avaient déjà bien pris forme avant qu’il nous rejoigne en studio. James est génial dans le sens où il a la sensibilité parfaite pour accompagner notre musique dans le bon sens. C’est un excellent batteur et il sait comment capturer le son parfait. Il nous a donné confiance en nous et en notre travail. Étant un musicien accompli, il savait comment nous suggérer ses idées sans s’imposer. C’est quelqu’un de très précautionneux dans son approche des artistes. Ce que j’aime avec lui c’est qu’il ne laisse pas de marque de fabrique sur les disques qu’il produit. Il est vraiment là pour aider et se mettre au service des artistes.
Graham : Je pense que notre ambition l’a parfois effrayé. Notre capacité de travail aussi. Nous avons par exemple utilisé des instruments différents pour chaque chanson. Il était là pour nous accommoder avec nos idées et certaines des siennes. Nous étions bien plus exigeants envers nous qu’il ne l’a été avec nous. Certaines chansons sont vraiment intenses sur l’album, le fait qu’il soit là nous a permis de prendre du recul. Nous avons énormément rigolé tous les trois. Tout s’est si bien passé que nous avons travaillé plus vite que nous l’avions envisagé. Vingt jours de studios ont suffi pour obtenir la version finale.
L’album aborde des sujets plus personnels que le précédent. Cela signifie-t-il que vous avez pris du recul par rapport au monde dans lequel nous vivons et toutes les atrocités qui nous affectent au quotidien ?
Rose : On ne se sent vraiment pas à l’aise avec ce qui se passe dans le monde. C’est encore pire depuis que nous avons notre enfant. Nous réalisons encore plus l’état nauséabond de notre environnement quotidien. Notre album est un mélange de ce ressenti et d’où nous en sommes dans notre relation de couple.
Graham : Il y a un sens aigu de paranoïa, de menace et d’anxiété dans certains titres. Mais on y trouve aussi des passages intimes ou romantiques. Il traite plus de comment nous sommes à la maison et de ce que l’on ressent lorsqu’on la quitte pour aller en ville. Il y a beaucoup de danger dans ce disque. C’est pour cette raison que je trouve que Sunrise est une belle façon de clôturer l’album. Le soleil se lève et nous retrouvons la sécurité de notre maison. Ça sonne un peu éculé, non ? (rire).
Graham, ton jeu de guitare laisse plus d’espace aux chansons qu’à l’habitude, I Belong To en est un exemple. Cela est-il lié au fait que vous vouliez explorer d’autres pistes ?
Graham : Je ne voulais surtout pas rendre l’album masculin en empilant des couches de guitares. J’aime beaucoup les chansons américaines un peu poussiéreuses, les guitares slides. On en retrouve un peu, et en soit l’album sonne un peu américain. Que ce soit avec Rose, Blur ou d’autres projets, les trois dernières années m’ont fait changer la façon de concevoir mon jeu de guitare. Je joue avec plus de dynamique, j’utilise des effets différents. Je pense être devenu un meilleur guitariste, je ne suis plus identifié pour ce que j’ai créé pour Blur dans le passé. Je suis attiré par les sons plus amples, plus agréables à l’écoute, plus profonds. Tout ce que je fais dorénavant, je le fais pour une raison, je ne me contente plus de gratter ma guitare et de voir ce qu’il en sort. Chaque élément d’une chanson doit être là pour une raison.
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