Dans While we’re young (2015), la satire de Noah Baumbach qui confronte la génération X vieillissante avec celle des hipsters, il y a cette scène où Adam Driver (le djeunz) fait écouter au casque Eye Of The Tiger à Ben Stiller (le quadra en crise). Ce dernier lui lance : « Je me souviens quand cette chanson est sortie, c’était considéré comme naze. Mais ça fonctionne ! ». Le personnage d’Adam Driver ne peut pas saisir le retournement par lequel le ringard d’hier a pu devenir cool, et pour cause : quand Rocky III est sorti, il n’était pas né. Pour lui la chanson de Survivor a toujours été « cool » : elle n’est rattachée à aucun affect personnel qui l’aurait fait passer par toutes les phases du jugement, de l’enthousiasme enfantin sans recul jusqu’à l’attendrissement rétrospectif de l’âge mûr, en passant par les oukases du snobisme adolescent qui auraient relégué Eye Of The Tiger dans les limbes de la nullité. Ces phases de jugement, Ben Stiller les a traversées : séparer le bon grain de l’ivraie, pour finalement, la maturité venue, revenir de toutes les postures, c’est toute notre histoire.
Ligne claire et bubblegum
Ainsi les Cars, pour un consommateur de pop en âge d’avoir été contemporain du Live Aid, peuvent apparaître comme une survivance parmi d’autres des années Reagan-MTV, à propos de quoi s’imposerait une révision du jugement, si jugement il y a eu. De leur vivant, ils avaient suffisamment d’ambiguïté pour être perçus différemment suivant le point de vue adopté, étant situés au croisement de deux tendances. À la fois dans le prolongement de la geste feel good du rock des origines et dans la volonté de styliser au maximum, avec ce que ça suppose de perte de naturel – la conscience étant toujours au détriment du jaillissement : on ne peut pas être à la fois Cochran et Lou Reed, Buddy Holly et Bob Dylan. Or les Cars étaient précisément au carrefour des deux pentes, quelque part entre la simplicité biblique du riff et sa fixation dans la conscience réflexive de ceux qui viennent « après ». En pratique, au moins à leurs débuts, ils « refont » le rock fifties comme Chaland, Serge Clerc ou Ted Benoît « refaisaient » Tillieux ou Jigé : tout comme en bande dessinée on ne pouvait plus faire un trait sans réfléchir à ce qui avait été fait avant, de même pour le rock la conscience du geste a conduit à plus de stylisation. Dans les deux cas, la perfection formelle s’est doublée d’une ironie un peu pince-sans-rire ; le respect scrupuleux de la lettre, d’un léger gauchissement de l’esprit. Les Cars, c’est le style atome appliqué au rock : la tension du trait alliée au fignolage du détail, des angles aigus mais du moelleux, une lisibilité premier degré sous-tendue par l’équivoque (Tonight She Comes et son double sens graveleux, comme chez Love). On n’est pas pour autant dans la parodie ou le pastiche : la naïveté des Cars est peut-être surjouée, mais pas insincère. Elle est juste doublée de conscience, de la même façon que leur sentimentalité est tempérée par le phrasé « icy-cool » d’Ocasek. Ni purement bubblegum ni complètement arty, ils étaient quelque part entre les deux, comme en témoigne le refrain de Maybe Baby (sur Shake It Up, 1981), répété à l’envi dans une spirale de vertige, façon Suicide (« Be my maybe baby »). Au-delà de la consonance et du clin d’œil spectorien, ce « maybe » intercalé suffit à retourner l’injonction sentimentale éplorée en comédie, pour un résultat à mi-chemin entre l’immédiateté pop et la crispation formelle typique de la new wave. À l’instar des Feelies à la même époque (bien que dans un genre différent), ils sont à la fois primaires et sophistiqués, capables d’isoler un motif élémentaire pour le répéter mécaniquement, jusqu’à l’hypnose : ainsi le riff de Cruiser (toujours sur Shake It Up), plus proche de l’abstraction que de la pulsation primitive, de la sérigraphie warholienne que du twelve-bar blues.
Retour vers le futur
Ce n’est sans doute pas un hasard si Heartbeat City (1984), le blockbuster des Cars peaufiné de longs mois en studio, arrive au même moment ou presque que Retour vers le futur (Robert Zemeckis, 1985), et à un jet de pierre de Peggy Sue got married (Francis Ford Coppola, 1986). Le solo de Marty McFly qui calque le tapping de Van Halen sur Chuck Berry et sèche tout le monde sur place, c’est tout Elliott Easton en une séquence : chez les Cars aussi le châssis est d’origine, mais le fuselage dernier cri. Quant au film de Coppola, il se ressaisit des prom queens, des diners pastel et des ballons d’hélium sur un mode maniériste et désenchanté, célébrant une naïveté perdue, déjà figée en clichés. C’est ce moment très exact de l’Histoire où l’on se retourne vers la supposée innocence des années Eisenhower pour les vitrifier dans une laque idéale. Le caractère formel prend le pas sur l’affectif : le propre de la conscience postmoderne est dans cette altération. Heartbeat City opère le même genre de cristallisation : l’emploi massif de la LinnDrum et du Fairlight stratifie le pathos adolescent dans le plexiglas ; tous les motifs de l’insouciance fifties sont cités, mais avec une forme nouvelle de détachement, à travers laquelle les mots les plus naïfs (love, hello, magic, look, baby…) ont l’air de se moquer de nous. Ces œuvres arrivent toutes en même temps, au même point : pour la première fois, et sans doute la dernière, la culture teenager, devenue adulte, se regardait dans le miroir.
Dans notre « après d’après », les choses n’en sont plus là. Dans la nuit de samedi à dimanche dernier, les Cars ont été intronisés, en compagnie des Moody Blues, de Dire Straits et de Nina Simone, au Rock’n’roll Hall Of Fame. Au choix Légion d’honneur ou hospice, l’institution relègue en tout cas toute question de crédibilité au rayon brocante, hors présent. S’il fut un temps, pas si lointain, où l’on pouvait encore faire la différence entre le cool et son contraire, où la crédibilité même se mesurait au degré de résistance à l’académie, cette problématique n’a plus lieu d’être à l’heure où Pitchfork publie à flux tendu des tutoriels YouTube qui décortiquent du classic album en 5 minutes chrono, où chaque micro-mouvement du passé, même le plus minoritaire, se voit célébré, où l’on ne sait plus où poser le pied tant les quatorzièmes couteaux d’hier sont devenus les trésors cachés d’aujourd’hui, au gré de réévaluations décrétées par autant de curateurs qui, loupe en main et crayon derrière l’oreille, transforment la dernière fissure inexplorée en intarissable filon. Gare au coup de grisou.
Mais les Cars ? C’est simple : alors qu’on pouvait encore se demander en 1984 s’ils étaient dans le calcul ou dans la spontanéité, arty ou putassiers (en ce temps-là c’était mal vu), purs ou compromis, on ne se pose simplement plus la question. L’heure a tourné, et avec elle la nécessité de suivre une ligne ou de fixer des arrêtés esthétiques. Cela même qui les rendait alors suspects : trop bizarres sur leur sol, trop commerciaux par chez nous, a fini par jouer en leur faveur. Car ce qui a triomphé, pour le meilleur et pour le pire, c’est la versatilité, ou posture dite de « petit malin » : où comment le rusé joue la carte du puriste, l’obsessionnel celle du dilettante, et l’orthodoxe les révolutionnaires de palais. Les Cars, eux, n’ont simplement rien calculé. S’ils ont quelque peu sacrifié l’arty sur l’autel du fun, c’est parce qu’ils étaient à la fois arty et fun. Ou plutôt pas assez arty pour l’esthète, mais presque trop pour le « grand public » (notion obsolète à l’heure du tout-niche). Comme le disait Ric Ocasek à l’époque : « Selon les critères américains – du moins ceux du marché dans lequel nous évoluons, nous sommes un groupe inhabituel, étrange. L’extrême limite de ce que l’auditeur moyen peut supporter avant de décrocher ». De ce côté-ci de l’Atlantique, le paradoxe jouait à l’opposé : les Cars étaient surtout vus comme un groupe qui vend. On ne saurait être plus suspect (dans sa chronique de Heartbeat City, Rock & Folk parle alors de « veulerie calculée »). N’empêche, un titre comme A Dream Away est plus proche de Suicide ou de Stan Ridgway que du top 40, et quand on découvre la demo de Shake It Up sur cette réédition, on croirait presque entendre le premier Talking Heads. Rappelons qu’en ce début des années 80, Ocasek produit les Bad Brains, Iggy Pop et Alan Vega. Il vénère la saleté de Killing Joke et refuse les ponts d’or qu’on lui propose pour produire A Flock of Seagulls ou Nina Hagen. C’est aussi quelqu’un d’assez retors pour intituler Beatitude (1982) un disque (son premier solo, paru entre Shake It Up et Hearbeat City) qui parle surtout de solitude, de paranoïa et de bombe à retardement. Un type singulier.
Un cœur dans la machine
Cette ambiguïté, qui les rendait alors suspects (ainsi la critique de Rolling Stone : « à quoi bon faire du rock ambitieux si on ne comprend pas vraiment de quoi ça parle ? »), leur donne rétrospectivement toute leur épaisseur. Comme le souligne Pitchfork dans sa chronique des rééditions qui nous occupent, Ocasek manie parfaitement l’art du chaud et froid : « plus l’interprétation est détachée, plus le scénario est émouvant ». Dans l’ère de la post-ironie, l’arty et le fun se sont réconciliés dans l’idéologie du cool : même le premier degré est considéré maintenant sous le prisme de l’esthétique. C’est la distanciation qui a gagné, au point de faire envisager les Cars comme le prototype d’un certain cool urbain, là où ils étaient perçus en négatif comme des faiseurs habiles. Dans un temps d’épuisement des formes et de sempiternel recyclage, leur art des surfaces, sans conflit déclaré, tout en chromes et textures glossy, retrouve sa vertu, qu’on se refusait peut-être à voir : celle d’une forme étudiée qui dissimule un cœur battant.
Ainsi Drive : en 1985, c’est le slow ultime (comme l’avait été I’m Not In Love de 10cc dix ans avant). Mais depuis que cette modalité sociale de rapprochement des corps a disparu du monde civilisé, c’est comme si Drive s’était dépouillé de tout caractère performatif : ce n’est plus un slow, c’est l’idée même du spleen romantique urbain. Une pure élégie. « Who’s gonna drive you home tonight ? » : hors du tangage de la danse au ralenti, la question de savoir qui va la ramener chez elle devient nulle et non avenue, presque indécente. L’idée du slow, c’était de conclure. Or Drive ne conclut pas : la série de questions posées dans la chanson n’est résolue par aucune réponse, l’attente du couplet, libérée par aucun refrain. Chanson de dépendance, de rupture ou de consolation, peu importe, tout a été dit : elle a ce quelque chose d’universel qui fait qu’on lui prête nos propres sentiments. Trente ans après, débarrassée du contexte (MTV, Live Aid), Drive a retrouvé son innocence. Ce n’est plus un plaisir coupable, c’est une errance statique sous les néons. L’autre sommet d’Heartbeat City, c’est le morceau-titre : porté par le beat motorik de la LinnDrum, c’est sans doute la chanson qui capture le mieux l’atmosphère de 1984-85, ce « léger cocktail de mousse et d’appréhension », comme le résume merveilleusement David Fricke dans les notes de pochette. Pour Ben Stiller, l’effet « time capsule » est garanti. Pour Adam Driver, c’est la promesse d’une pure délectation chimique, sous un ciel trop bleu pour être vrai. Ils auraient raison tous les deux.
À peu près depuis les Strokes et Franz Ferdinand, on admet qu’il est arty d’être fun, et fun d’être arty. Il n’en allait pas ainsi à l’époque des Cars : on était soit l’un soit l’autre, mais pas les deux en même temps. La bande de Ric Ocasek et Ben Orr a donc toujours un peu pâti de son inconséquence : sortir « Let the good times roll » en plein no future relevait au mieux du foutage de gueule, au pire de l’inconscience pure et simple. Alors que chez un David Byrne tout était prémédité au point que le simple fait de s’asseoir sur une chaise lui demandait de la réflexion, on peut dire que les Cars n’ont pas étudié leur approche : chez eux la sophistication ne sautait pas aux yeux. Tout au plus, Ocasek concède détester les voitures et avoir choisi le nom de Cars pour sa connotation pop art, où l’objet quitte sa fonctionnalité pour devenir pur fétiche. On voit déjà mieux où allait se nicher l’ironie du groupe, pas décrétée, mais comme passée en sous-main, l’air de ne pas y toucher. Mais on n’échappe pas à la fatalité de son ethos : les Talking Heads auraient pu reprendre La Danse des Canards façon salsa portoricaine qu’ils n’auraient pas pour autant perdu une once de crédibilité arty. Tandis que les Cars, même warholisés (il est vrai trente ans après le Velvet et la Factory, alors que Warhol s’est dissous lui-même dans l’ironie du spectacle intégré), gardaient un côté un peu toc, trop simple et direct, accessible et vendeur, qui les a privés à l’époque de reconnaissance critique. Pour l’intelligentsia new wave, ou supposée telle, tout ce qui était ouvertement oblique et simulé valait accessit. À l’inverse, la sincérité passait mal. Croire intensément à quelque chose était pire que suspect : ringard. Les Cars, tour à tour obliques et sincères, suivant que Ric Ocasek prenait le micro ou le laissait à Ben Orr (ou qu’il décidait lui-même d’abandonner son « wit » habituel pour le registre sensible : « Why can’t I have you ? »), laissaient perplexes. Ambigus jusqu’au fond des yeux, aurait dit Nicola Sirkis si on lui avait demandé son avis.
Et pourtant, l’alchimie secrète des Cars était bien là : à mi-chemin d’une candeur non-feinte et du parfait clin d’œil tongue-in-cheek. Ce qui en faisait un cas litigieux assez discuté dans cette époque à la fois lointaine et proche des années 80 avec leur sain manichéisme, où l’on devait choisir et se situer, est justement ce qui les rend parfaitement solubles dans le zeitgeist des 2010’s, années du décloisonnement et de l’écrasement des perspectives, où le kitsch est devenu un sous-produit du cool, où ce qu’on appelait jadis pop culture est tombé dans la zone de non-droit du mème internet, dans laquelle le twerk de Miley Cyrus croise la mèche folle de Trump sur fond de Grumpy Cats, tandis qu’un Travolta à catogan hausse les épaules avec incrédulité au milieu d’un épisode de Star Wars, se demandant ce qu’il fout là.
Alors que la posture arty impliquait de ne rien faire qui ne soit au second degré, les Cars ont montré qu’on pouvait être sincère malgré la désinvolture, détaché mais fervent, vibrant et distancié. C’est justement parce qu’ils apparaissaient clean, détachés et vides de substance qu’ils ont survécu à tous les airs du temps : mais ce qui nous rattache à eux aujourd’hui, c’est leur humanité têtue sous le plexiglas, faite à la fois d’humour et d’affect, de flegme et de sentiment, d’hédonisme et de straightitude. Orr, Ocasek : il y avait un cœur et une âme dans la machine à hits.