En général, on hésite. On vacille un moment entre les impulsions du cœur et les réticences de la raison. À quoi bon investir dans ces copieuses rétrospectives, dans tous ces coffrets dont l’acquisition, à chaque fois ou presque, s’accompagne, au mieux, du sentiment coupable d’encombrer les étagères de supports musicaux que l’on possède déjà et dont on connaît les moindres détails et, au pire, de la sensation cruelle que la réalité de la réécoute n’est pas forcément à la hauteur des souvenirs plus ou moins précis de la découverte. Il y a heureusement des exceptions. Every Beginning Has A Future, l’intégrale des cinq albums de That Petrol Emotion accompagnée de son lot pas si dispensable de faces B, d’inédits et de versions live sort donc au mois de novembre et, inflation ou pas, on devine déjà que le craquage consumériste sera gratifiant. Parce que cette œuvre, hétéroclite et portant, pour une large part, les traces audibles de son époque d’origine, reste l’une de celle qui se prête le mieux au plaisir de la redécouverte vagabonde et des écoutes obliques, aux plaisirs des réhabilitations que permettent aussi les oublis et les négligences. Né sur les cendres de The Undertones, le groupe des frères O’Neill n’a jamais été véritablement installé de façon stable dans les courants musicaux du temps. L’indie-rock et les guitares constituent la trame de base à laquelle sont incorporés, non sans maladresses mais avec de vrais bonheurs et d’authentiques réussites, des éléments piochés dans la musique industrielle, le hip-hop, la soul ou le funk. Un buffet campagnard à l’irlandaise qui, à chaud, n’a pas toujours été apprécié à sa juste valeur roborative. Et dont Damian O’Neill, bassiste puis guitariste, a accepté de se remémorer quelques-unes des recettes.
Manic Pop Thrill (1986)
The Undertones s’est séparé à la fin de l’été 1983. Nous avions pris la décision quelques mois plus tôt, en fait, mais nous avions encore quelques concerts à terminer et pour lesquels nous avions déjà pris des engagements. De l’automne 1983 jusqu’en 1984, il ne s’est pas passé grand-chose, en fait. J’avais déménagé à Londres avec Mickey Bradley, le bassiste des Undertones, pour essayer de créer un autre groupe avec lui. Mais ça n’a pas marché. J’étais complètement paumé. Pendant ce temps-là, John, mon frère, était resté à Derry. Pendant quelques mois il était tellement désabusé qu’il avait décidé de ne plus toucher à sa guitare et qu’il n’écrirait plus de chansons. Il est rentré en contact avec un de mes très vieux camarades d’école primaire, Raymond Gorman, qui jouait aussi de la guitare. Ils ont commencé à passer des disques régulièrement, une ou deux fois par semaine, dans un club qui s’appelait The Venue : un mélange de soul, de rock de hip-hop et de toutes les musiques alternatives qu’ils appréciaient déjà à l’époque. C’est comme ça que John a retrouvé un peu de son enthousiasme d’origine pour la musique et de son mojo : il s’est peu à peu remis à composer des chansons. Raymond et lui ont décidé de former un nouveau groupe, à Derry, comme un prolongement assez naturel de ces soirées qu’ils animaient. C’est comme ça qu’est né That Petrol Emotion. Ils ont engagé Ciaran MacLaughlin, le batteur, et ils ont commencé à enregistrer une série de démos sur un quatre-pistes qui ont fini par constituer environ la moitié des chansons qui sont sur Manic Pop Thrill (1986). Quelques mois plus tard, ils sont venus jusqu’à Londres pour enregistrer quelques overdubs chez moi, parce que j’avais aussi un quatre-pistes de meilleure qualité. C’est là que j’ai entendu ces morceaux pour la première fois : Keen, Lettuce, A Million Miles Away. J’ai adoré et je les ai suppliés de m’accepter dans le groupe. Il y avait déjà deux guitaristes mais, heureusement, il restait une place de bassiste. Au départ, Raymond avait un peu peur que je cherche à l’évincer et à récupérer la place de guitariste qui avait été la mienne dans The Undertones, mais il a été rapidement rassuré. C’est comme ça que je suis devenu bassiste pour les trois premiers albums, alors que je n’avais joué de cet instrument. Je me suis un peu amélioré au fil du temps mais mon style est resté celui d’un guitariste. Je trouve que ça s’entend un peu sur les deux premiers albums et que ça ne fonctionne pas toujours : ça manque un peu de graves sur certains morceaux. Je pense notamment à Big Decision sur Babble, 1986 : la ligne de basse est très mélodique mais j’aurais aimé un peu plus de groove dans les basses. J’ai toujours été fan de Peter Hook, de Jean-Jacques Burnel ou de Tony Maimone de Pere Ubu : tous ces bassistes qui friment un peu et qui jouent beaucoup de notes. Peut-être un peu trop.
Nous avons fait passer des auditions pour trouver un chanteur : c’est comme ça que nous avons recruté Steve Mack. Ensuite nous avons enregistré notre premier single, Keen qui est sorti en 1985 sur The Pink Label, un tout petit label indépendant, et puis un deuxième, V2, 1985 qui nous ont permis de nous refaire une petite réputation, notamment grâce à John Peel qui continuait de nous soutenir comme il l’avait toujours fait. Les gens de Demon sont venus nous voir pour nous proposer un contrat pour un premier album. Nous avons accepté, principalement parce que c’était la seule offre sur la table à ce moment-là. Et nous avons donc enregistré Manic Pop Thrill dans les studios de Rockfield avec Hugh Jones comme producteur.
Babble (1987)
Nous ressentions tous une certaine colère mêlée de frustration par rapport au contexte politique dans lequel nous nous trouvions à l’époque. Certains des titres du premier album sont déjà très explicites sur ce point. Tightlipped, Mouth Crazy : nous avions observé tout ce qui passait autour de nous, en Irlande du Nord, toutes ces violations flagrantes et brutales des droits de l’homme les plus fondamentaux et nous avions l’impression que personne n’osait vraiment aborder ces sujets dans les médias. C’est cette rage contenue qui a imprégné beaucoup de nos morceaux, et notamment à l’époque du deuxième album. C’est aussi sur Babble que l’étendue de nos influences est devenue encore plus manifeste. Celle de The Young Gods en particulier, un groupe dont Steve Mack était très proche. Nous écoutions tous beaucoup de hardcore et de musique industrielle, même s’il y a toujours trois ou quatre titres plus lents et plus mélodiques sur chaque album. Nous étions tellement fans de The Young Gods que nous avons choisi de faire appel à leur producteur, Roli Mosimann. Nous venions de signer un contrat pour cinq albums avec Polydor et j’ai toujours été surpris qu’ils nous autorisent à recruter Roli. Ce n’était pas un producteur commercialement très reconnu mais nous avons eu de la chance. Il venait tout juste de travailler avec Matt Johnson de The The sur Infected, 1986 et cet album avait bien marché. Roli a été à la fois un atout et un handicap pour nous. J’ai adoré travaillé avec lui et il était plein d’humour. Mais il a passé énormément de temps à se focaliser sur les aspects techniques de l’enregistrement. Nous avions un super batteur, par exemple, mais Roli a passé des heures à remplacer systématiquement les parties que Ciaran avait jouées par des rythmes synthétiques. Je trouve que Babble et End Of The Millenium Psychosis Blues (1988) sont les deux albums dont le son a le plus mal vieilli. En tous cas, ce sont les plus datés, avec ce son très agressif de caisse claire, notamment. Malgré cela, j’adore Big Decision, le single. Je trouve que nous avons fait un super boulot sur ce titre, en dépit de ces tics rythmiques si typiques des années 1980. Et puis il y a ce passage rappé par Steve : ce n’était pas si fréquent à l’époque d’intégrer des références venues du hip-hop dans de l’indie-rock. C’était une suggestion de Raymond, au départ. Le processus de décision a toujours été très démocratique au sein du groupe. Même si John écrivait tous les textes et toutes les musiques à cette époque, il n’y avait pas vraiment de leader à proprement parler chez That Petrol Emotion : chacun pouvait apporter sa touche personnelle et sa sensibilité dans les arrangements.
Est-ce qu’il y avait d’autres groupes avec lesquels vous aviez des liens à l’époque ? D’autres Irlandais en exil à Londres notamment ?
Nous habitions dans le Sud de Londres, dans un quartier où il y avait pas mal d’Irlandais, en effet. Nous étions très amis avec les membres de Stump à cette période et nous jouions souvent en concert avec eux. Nous partagions une passion commune pour Captain Beefheart. Je connaissais Sean de Microdisney mais nous n’étions pas intimes. Je connaissais un peu les Pogues mais nous n’étions pas très fans, pour être honnête. J’ai toujours admiré la qualité du songwriting mais le côté caricatural du personnage de l’Irlandais bourré nous agaçait beaucoup.
End Of The Millenium Psychosis Blues (1988)
Nous avons décidé de partir de chez Polydor parce que le type qui nous avait signés a démissionné et qu’il a été remplacé par un énorme connard. Il nous a convoqués dans son bureau pour un briefing qui ressemblait aux pires des clichés cauchemardesques sur l’industrie musicale : « Les gars, maintenant on a besoin de tubes ! Il faut que vous écriviez des tubes ! » Nous savions que nos jours chez Polydor étaient comptés et qu’il fallait nous enfuir à toutes jambes. Notre manager a réussi à nous sortir de ce piège à rats et nous avons signé chez Virgin. Ce qui était une bonne et une mauvaise chose à la fois. C’était évidemment un grand bonheur d’avoir échappé à la tutelle de cette tête de nœud de chez Polydor. Mais nous avions commencé à avoir un peu de succès aux USA avec Babble mais la branche américaine de Virgin n’était pas très à l’aise avec That Petrol Emotion. Quoi qu’il en soit, Virgin nous a accordé un budget tout à fait conséquent pour enregistrer ce troisième album. Mais la bombe nucléaire a explosé en interne, quand nous sommes rentrés en studio, lorsque mon frère John nous a annoncés qu’il voulait quitter le groupe. C’était le premier soir de sessions, nous étions tous un peu bourrés dans un pub et c’était évidemment un très mauvais moment pour le dire. S’il avait été moins saoul, il aurait sans doute eu la lucidité nécessaire pour comprendre qu’il était préférable d’attendre la fin de l’enregistrement pour faire l’annonce. Ça a pourri l’ambiance pour toutes les semaines de travail qui ont suivi. Nous avons tous fait du mieux que nous pouvions, sachant que nous étions à moitié persuadés que c’était notre dernier album. Je me souviens de quelques très bons moments, notamment quand Big Jim Patterson, le tromboniste de Dexy’s Midnight Runners, a accepté de venir jouer sur Groove Check. J’étais membre du fan club des Dexy’s quand j’étais plus jeune. Je n’étais pas très convaincu par la chanson – je trouvais que ça ressemblait un peu trop à une bande de petits Blancs qui essaient désespérément de jouer de la Soul – mais j’étais très heureux de discuter avec Jim et les autres.
Je crois aussi que nous n’aurions sans doute pas dû travailler une seconde fois avec Roli Mosimann. C’était une erreur et, une fois encore, toutes les batteries ont été remplacées par des samples. Il y a deux ou trois chansons qui, selon moi, ne méritaient pas de figurer sur l’album. Nous aurions dû en composer de meilleures si nous avions eu un peu plus de temps. Je trouve aussi que l’ordre des chansons n’est pas le meilleur : la face A est réussie, mais pas la face B. En tous cas, ça a été un échec retentissant. Aucun single n’est rentré dans les charts. Les critiques étaient très mitigées. Nous avons été très durement critiqués pour nos prises de position politiques, notamment au Royaume-Uni. Nous avions décidé de rajouter un petit texte dans les notes de pochette sur les mouvements en faveur des droits de l’homme et des droits civiques. C’était l’époque où Thatcher avait fait passé cette loi qui interdisait, de fait, aux représentants du Sinn Féin en Irlande du Nord de s’exprimer à la radio ou à la télévision. Nous avions envie d’exprimer un point de vue politique sans surcharger les paroles des chansons – la subtilité est toujours préférable dans une chansons – ou sans donner l’impression de donner des leçons à qui que ce soit. Nous parlions simplement des droits de l’homme mais, dans ce contexte particulier, les médias britanniques nous ont collé cette étiquette de groupe pro-IRA, ce qui ne nous a pas aidés, évidemment. Je n’ai pas de preuve matérielle mais je suis certain, par les témoignages directs qui m’ont été rapportés à l’époque, qu’il y avait une consigne à la radio publique anglaise pour ne pas passer nos morceaux. À partir du moment où Thatcher a fait passer cette loi, nous ne sommes presque plus jamais passés à la radio. C’était une période difficile pour le groupe.
Chemicrazy (1990)
Après le départ de John, tout le monde pensait que nous étions finis, nous-mêmes y compris. En plus Raymond venait tout juste de traverser une période difficile sur le plan personnel. Une dépression, pour le dire vite, due à des excès d’alcool et de drogues. Il s’en est remis, petit à petit. Je suis repassé à la guitare et un ami de Raymond, John Marchini, nous a rejoints à la basse. Cela s’est avéré très positif. Non pas qu’il soit le meilleur bassiste du monde, mais c’est un type très facile à vivre, toujours très enthousiaste et c’est vraiment ce dont nous avions besoin à ce moment-là. Sa présence a fait beaucoup de bien au groupe, surtout en remplacement de l’autre John, mon frère. Je l’adore et c’est un très grand musicien mais il pouvait être un peu déprimant, surtout sur la fin. Et puis, pour la même séance de répétition, Raymond est arrivé avec Abandon et Ciaran avec Hey Venus et Sensitize. Dès la première écoute, nous savions que ces chansons allaient nous permettre de rebondir. Notre désespoir s’est transformé en désir de survie. Nous avons commencé à peaufiner ces chansons sur scène, pendant une tournée américaine. Quand nous sommes rentrés en studio, Virgin a accepté que nous puissions travailler avec Scott Litt qui venait tout juste de produire les albums de R.E.M. Nous étions aux USA, pendant un mois et demi, dans ce studio fantastique en Californie, où les Beach Boys avaient enregistré. Nous y avons passé de de très bons moments. Je trouve que les chansons sont fantastiques – c’est incontestablement la meilleure série de chansons que nous ayons enregistrée – mais la production est parfois un peu trop lisse à mon goût. Scott a nettoyé certains morceaux un peu trop, ce qu’il a reconnu lui-même rétrospectivement. Et puis il y a encore ce sempiternel problème avec la batterie, remplacée par des samples. La chanson qui sonne le mieux sur Chemicrazy est Mess Of Words parce que c’est la seule où l’on entend vraiment la batterie de Ciaran. Ça reste un très bon album pop, ceci dit. Quand il est sorti, les tendances musicales étaient déjà en train de changer comme elles le font toujours. Madchester et le style baggy étaient devenus très à la mode avec The Stone Roses ou Happy Mondays. Quand nous sommes rentrés des USA, tout le monde était en train de s’éclater à groover et à danser dans les raves et, avec notre petit album de pop à guitares, nous étions complètement dépassés. Nous avions raté le départ du bateau, encore une fois. Nous avons quand-même fait appel à Andy Weatherall qui n’était pas encore très connu à l’époque : quand il a accepté de travailler sur Abandon, ce n’était que son deuxième ou troisième remix. Il a fait un job fantastique. Malheureusement pour nous, son apport n’a pas eu le même effet que pour Primal Scream.
Fireproof (1993)
Je crois vraiment que c’est notre meilleur album. Steve a le même avis. Nous avons changé de bassiste, une fois encore. Brendan Kelly est arrivé et, pour la première fois, nous avons eu un vrai bassiste dans le groupe. Il était jeune, enthousiaste, il était prêt à défendre les morceaux à fond. C’était enfin la bonne alchimie pour nous. Et les chansons sont excellentes. Virgin nous a virés après la sortie de Chemicrazy. Je n’étais pas très surpris : ils avaient investi beaucoup d’argent dans le groupe et nous n’avions jamais vraiment eu de tubes ou de gros succès commerciaux. Nous avons donc décidé de sortir l’album suivant sur notre propre label, que nous avons créé pour l’occasion. Nous avions toujours pas mal de monde à nos concerts y compris en France d’ailleurs, mais nous n’avions plus beaucoup d’illusions sur le succès que Fireproof allait pouvoir rencontrer. C’est un album plus brut, qui se rapproche un peu du son que nous pouvions avoir en live. Mais c’est très très loin de la BritPop pour un album de 1993.
Nous étions, à la fois, très satisfaits du résultat et complètement épuisés par les dix années précédentes. Nous en avons souvent discuté ensemble depuis et, si nous avions été moins jeunes et plus mûrs, nous aurions certainement dû décider de faire un break de quelques mois pour nous changer les idées et nous reposer. Mais nous n’avions même pas conscience que ce genre de pause était possible, à l’époque. Nous avons donc pris la décision, trop radicale, de nous séparer quand Ciaran et Raymond ont annoncé qu’ils en avaient marre. Au moins, l’avantage est que nous avons arrêté en laissant derrière nous une série d’albums dont nous pouvons encore être fiers aujourd’hui, en dépit de tous leurs défauts.