V/A Technicolor Paradise, Rhum Rhapsodies & Other Exotic Delights (Numero Group)

Technicolor ParadiseL’exotica est pour les nostalgiques d’un monde qui n’a jamais existé. La bande sonore pour rêver de contrées sauvages et mystérieuses en restant bien au frais dans un salon climatisé, un martini à la main et un peignoir sur le dos. Les musiciens américains qui jouent cette musique ne savent eux-mêmes pas grand-chose des terres australes qu’ils évoquent. Quelques-uns ont bien servi dans la guerre du Pacifique ou en Corée, mais la plupart n’ont jamais franchi aucune frontière. Ils tirent leur inspiration d’illustrations de pulps, de photos du National Geographic (dans le meilleur des cas) ou de films d’aventures de série B. Au milieu de ce décor de jungle d’opérette, il y a pourtant une véritable princesse : Yma Sumac est la descendante du dernier roi des Incas. Elle est surtout une chanteuse étonnante, dotée d’une voix extraordinaire qui enregistre plusieurs disques aux USA dont le classique Voice of the Xtabay (1950) qui lui vaut le surnom de Castafiore Inca. Ce succès est aussi celui du compositeur Les Baxter qui sort l’année suivante Ritual of the Savage, considéré comme le premier album d’exotica. Les rythmes tribaux vaguement africains y sont vus à travers le prisme du jazz de salon, de la musique française du XIXème ou de Stravinsky. Le succès du disque, quelques années plus tard, permet à Les Baxter ainsi qu’à ses confrères Martin Denny et Arthur Lyman, d’explorer à leur manière le folklore de Polynésie, d’Amérique du Sud, d’Asie, de Cuba ou d’Afrique. Entre 56 et 67, ils sortent à eux seuls près de 100 références, qui constituent encore aujourd’hui l’essentiel du corpus de l’exotica.

A l’instar de la surf music, on attribue le déclin du genre à la British Invasion. Le raccourci est sans doute un peu paresseux. Certes, au mitan des années 60, le rock n’est plus uniquement une affaire d’adolescents ; depuis que Bob Dylan a viré sa cuti, les grandes personnes se sont mises à la pop music. Mais entre l’assassinat de Kennedy, le mouvement des droits civiques et le début de la guerre au Vietnam, l’époque est devenue grave, voire cynique et les promesses d’évasions légères et naïves de l’exotica ne font plus frissonner grand monde. Le genre tombe alors très vite en désuétude. Les bars à cocktails et les hôtels thématiques où se produisaient de nombreux musiciens ferment tour à tour (quelques-uns subsistent encore à Hawaï pour le bonheur des touristes et des jeunes mariés). Aujourd’hui, il n’y a guère qu’à Graceland que l’on peut encore admirer du beau mobilier tiki (la jungle room de la maison d’Elvis Presley est sans doute la plus belle pièce du domaine). Cependant, le genre a beau être tombé dans l’oubli, moqué et méprisé par les esthètes, il mérite une place de choix dans l’histoire de la pop culture américaine. Il a eu une influence certaine sur les compositeurs de cinéma ou de télévision (de Henry Mancini à Sven Libaek) ainsi que sur les musiques populaires (Harry Belafonte, Robert Mitchum, Elvis Presley, Stan Getz etc).

Toute cette partie du récit est notoire et assez bien documentée. En 1996, Capitol Records édite une compilation thématique (Mondo Exotica), qui ressort l’exotica de l’oubli. Cette musique est très peu représentée en CD. Le revival tiki pop de la décennie suivante a sans doute aussi facilité les rééditions de quelques-uns des plus emblématiques disques du genre. Chez Real Gone Jazz (spécialiste de publications d’enregistrements tombées dans le domaine public) il existe plusieurs coffrets compilant une cinquantaine d’albums – sans note ni illustrations originales- dont les classiques The Voice Of Xtabay, Ritual Of The Savage, Jewel of the Sea de Baxter, Exotica, Primitiva de Martin Denny ou Hawaiian Sunset et Yellow Bird de Arthur Lyman. De longues heures d’enchantement en perspective pour le néophyte. En revanche, l’amateur averti a un peu la sensation de tourner en rond. Après avoir déniché les LP de Gene Rains (Lotus Land), Robert Drasnin (Voodoo) ou Perez Prado (Exotic Suite of the Americas), s’être même aventuré aux limites du bon goût avec les albums d’inspiration hawaïenne de Leo Addeo, voire l’easy listening sirupeuse des 70’s (Ray Conniff’s Hawaiian Album), il a la sensation d’avoir exploré tous les rivages existants. Plus aucun port, aucune plage, aucune jungle ne lui semble assez sauvage.


Saluons alors le travail remarquable d’historien effectué par Ken Shipley. Le co-fondateur du label Numero Group s’est intéressé en détail à l’histoire du mouvement, plus particulièrement aux outsiders et aux artistes confidentiels dont il découvre l’existence grâce au site The Exotica Project et sa très belle collection de 45-tours rares. Parmi près de 700 chansons, il en retient alors 54 et les publie aujourd’hui sur Technicolor Paradise, une colossale compilation en trois chapitres. Comparé aux canons stylistiques de l’exotica, le premier CD semble brut et dépouillé. Ici, pas ou peu de cordes. Il est en revanche rempli de guitares et de tremolos. Les thèmes exotiques développés ont parfois une dimension psychédélique (Marooned par The Sound Breakers) et flirtent plus volontiers avec la surf music et le garage rock qu’avec Debussy et Ravel. C’est enfin le gospel-folk à l’hawaïenne de Bill & Jean Bradway (Paradise Isle) qui clôt cette première partie. Le disque suivant est plus traditionnel. Plus élégant aussi. On y entend de délicieuses sopranos de deuxième division inspirées par Yma Sumac (The Melody Mates) mais aussi des voix plus suaves comme celles de Darla Hood, The Monzas ou Don Reed sur Nature Boy, le standard écrit pour Nat King Cole en 1948. Au passage, ce morceau est considéré comme un acte fondateur de l’exotica. Son auteur, Eden Ahbez est un personnage singulier, un marginal aux allures christiques. Il enregistra un unique album fascinant, Eden’s Island (1960) où la poésie beatnik côtoie les rythmes tropicaux. Le troisième volume est plus hétérogène mais on y retrouve des morceaux plus populaires, notamment la fameux Chant of the Moon de Robert Drasnin, la bossa orientale d’Eddie Kochak & Hakki Obadia tandis que Bobby Christian signe une version mambo-surf de Caravan (Duke Elligton/Juan Tizol). Ajoutons enfin que le livret est généreux, les notes passionnantes. Quant aux illustrations, elles s’inscrivent parfaitement dans l’esprit erotico-tropical des pochettes de l’époque. Technicolor Paradise est plus bien qu’une simple collection de perles rares, c’est une véritable encyclopédie de l’exotica indépendante. Ken Shipley contribue à une réécriture plus authentique de tout un segment méconnu de l’histoire de la musique américaine.

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