Il n’en faut pas beaucoup pour que les souvenirs affleurent. Cet automne, la réédition d’une compilation de b-sides – See You In The Next Life (2004) – à l’occasion du Disquaire Day puis la sortie d’un nouveau Best Of – Beautiful Ones – et l’annonce simultanée de quelques dates commémoratives au printemps 2021, afin de célébrer le vingt-cinquième anniversaire de Coming Up, 1996 ont suffi. Il y a eu cette première vie, glorieuse et fascinante et ces trois premiers albums qui confortent un peu plus chaque année leur statut de classique. Et puis le déclin, l’éclipse provisoire avant un retour en 2013 sur lequel on n’aurait pas misé plus de quelques pennies et qui, pourtant, n’est dépourvu ni de panache ni de pertinence. Un pas en avant, un coup d’œil en arrière : c’est ainsi que Suede a décidé de durer. C’est en janvier 2016, pour évoquer la sortie de Night Thoughts, une œuvre dense et arrangée qui confirmait le regain de forme inattendu du groupe, que l’on avait évoqué les fleurons majeurs de cette discographie avec Brett Anderson et son inamovible bassiste Mat Osman.
Suede (1993)
Brett Anderson : Toute la période de préparation et d’enregistrement du premier album était vraiment très excitante. Nous avions clairement conscience que ces chansons ne ressemblaient ni près ni de loin à rien de ce qui se faisait à l’époque. Nous étions également persuadés que nous pouvions changer l’ordre établi, que nous étions en mesure de devenir les leaders d’une nouvelle vague musicale. Nous voulions nous imposer comme des précurseurs, pas comme des suiveurs. Sur le plan créatif, l’année 1992 était incroyablement intense. Pendant quelques mois, nous sommes parvenus, Bernard Butler et moi, à écrire ce flot presque continu de chansons au sein duquel il n’y avait quasiment rien à jeter. Nous étions transportés par une espèce de bouffée d’inspiration. Et l’atmosphère dans le groupe était plutôt bonne, me semble-t-il ?
Mat Osman : Oh oui ! C’est aussi parce que nous avions été soudés par les épreuves. Nous venions tout juste de vivre ensemble ces quelques années très difficiles où tout le monde nous ignorait. On l’oublie parfois, mais avant d’apparaître en couverture du Melody Maker, nous étions quasiment obligés de trainer les gens jusqu’à nos concerts et de les attacher pour qu’ils consentent à nous écouter. C’est le genre d’adversité qui soude un groupe. Et même après la sortie de Suede, les choses sont devenues plus faciles à Londres, mais il a fallu continuer à lutter ensemble pour conquérir le public dans des villes de province. Les gens avaient souvent entendu parler de nous dans la presse, mais ils n’avaient pas encore entendu les chansons. Ils étaient donc souvent très méfiants, presque hostiles. Je me souviens que, quand nous avons débarqué pour la première fois dans le Nord ou en Ecosse, une partie des spectateurs nous attendaient au tournant. Ils venaient pour vérifier ce que nous valions réellement, en dehors de toutes les rumeurs et de la hype. C’est un défi stressant mais aussi très exaltant : nous débarquions dans ces villes pour nous confronter au public et le conquérir, armés de cet arsenal de titres que personne ne connaissait ! Sur scène, nous sommes étions donc déjà au maximum de nos possibilités. Pour ce qui concerne le travail en studio, nous étions encore beaucoup plus naïfs et inexpérimentés. Quand je réécoute des bootlegs de nos concerts de l’époque, je m’aperçois que nous étions beaucoup plus sauvages et puissants que ce que laisse transparaître l’album.
BA : Je suis d’accord. J’adore ces chansons mais les versions finales sont parfois trop plates, comme si nous avions voulu arrondir les angles ou domestiquer cette énergie que nous possédions sur scène, sans doute pour paraître plus présentables. Je regrette que nous n’ayons pas réussi à mieux la restituer. Une chanson comme Moving possédait en concert des accents très brutaux, presque punk. Nous ne sommes pas du tout parvenus à les capturer au moment de l’enregistrement, parce que nous ne savions tout simplement pas comment procéder. C’est un de mes grands regrets. Avec le recul, je me dis qu’il n’est pas si facile de prendre conscience de ce qu’on est vraiment, de définir clairement son identité artistique. A l’époque, je ne pensais pas que Suede pouvait devenir réellement groupe de rock. Je croyais que nous devions essayer d’être plus arty, plus subtils. Ceci étant dit, il y a aussi de très bonnes choses sur ce premier Lp : The Next Life, Sleeping Pills…
Dog Man Star (1994)
BA : Au début, nous étions essentiellement préoccupés par les réactions du public en concert et pendant les tournées. Le premier Lp n’était qu’un support au service de cette stratégie de conquête. Nous recherchions ce soutien parce que nous avions profondément besoin de cette validation : un groupe spectaculaire et théâtral ne peut pas exister s’il n’est pas en harmonie avec ses fans. C’était plus important que les critiques ou que la reconnaissance de nos pairs, y compris celle de Morrissey. Une fois ce premier objectif atteint, nous avons décidé de réaliser un album plus abouti sur le plan technique et esthétique. Mais tout est devenu compliqué.
MO : Pendant ses trois ou quatre premières années d’existence, Suede fonctionnait vraiment comme un gang : nous passions presque tout notre temps ensemble, nous étions très soudés, nous étions entièrement concentrés sur la musique et, même physiquement, nous nous ressemblions de plus en plus. Je me souviens que j’étais très agacés quand je lisais dans la presse que notre look était préfabriqué, artificiel alors que c’était simplement une conséquence de cette vie commune. Au début, nous possédions chacun une garde-robe assez restreinte et nous échangions l’une de nos deux ou trois chemises quand nous en avions marre de porter tout le temps la même. Au moment de préparer notre deuxième album, l’atmosphère est devenue plus tendue et la cohésion était beaucoup moins forte.
BA : Mes souvenirs de cette période sont évidemment très ambivalents. Mes relations avec Bernard étaient très mauvaises. Il était évident qu’il allait quitter le groupe. Mais de ce maelstrom et de ce chaos a fini par émerger un album vraiment extraordinaire et dont je suis très fier. Rétrospectivement, je suis surtout très surpris que, compte-tenu des attentes qui pesaient sur nous à l’époque après le succès commercial de Suede, nous ayons eu la possibilité et le droit d’enregistrer un tel disque, en rupture totale avec la formule initiale. Nous aurions pu la décliner confortablement, nous glisser dans le courant dominant pour surfer sur la vague de la britpop et cela aurait sans doute été plus avantageux en termes de carrière. Mais nous avons pris la direction inverse. Je ne pense pas que ce serait possible aujourd’hui.
MO : Aussi curieux que cela puisse paraître, pendant presque dix ans, nous n’avons jamais été obnubilés par les impératifs commerciaux. Nous savions que nous avions assez d’argent pour manger et pour enregistrer des disques. C’était les seules choses importantes. Nous n’avons jamais laissé personne nous dicter notre conduite : nous prenions toutes les décisions artistiques nous-mêmes, depuis les compositions jusqu’à la pochette. Nous étions même très têtus quand quelqu’un n’était pas d’accord.
BA : Plus nous sentions de réticences, plus nous insistions pour imposer ce choix. (Rires)
MO : Dog Man Star est un de mes albums préférés. Il possède une réputation de chef d’œuvre très sombre et mélancolique. Du coup, on a tendance à négliger ses moments les plus radieux : des chansons comme The Wild Ones, New Generation. C’est un disque beaucoup plus équilibré qu’on le dit parfois.
BA : C’est aussi la première fois que je me suis aussi clairement inspiré de l’iconographie hollywoodienne pour écrire des chansons. C’était une manière s’agissait de développer les thèmes majeurs qui traversent l’ensemble de l’album : le sentiment de désintégration, l’incapacité à communiquer avec les autres. Les personnages de Dog Man Star sont obsédés par les images, la virtualité et se coupent du monde réel, comme le garçon qui, dans Heroin, est fasciné par la pornographie et qui se retire de la vie réelle pour disparaître dans ses fantasmes. J’adore le cinéma, bien sûr. C’est une forme d’art majeure, presque aussi importante que la musique. (Sourire.)
Coming Up (1996)
BA : Le groupe avait changé, et il s’agissait vraiment de repartir à zéro. L’enregistrement de Dog Man Star avait été extrêmement difficile, vraiment éprouvant sur un plan physique et émotionnel. C’était horrible et, quelles que soient les qualités de l’album, aucun d’entre nous n’avait envie de revivre une expérience aussi désagréable et aussi intense. Nous avons donc cherché à organiser le travail de manière à ce que nous puissions prendre du plaisir ensemble et que personne ne soit malheureux au moment de partir de chez lui pour se rendre au studio.
MO : Quand on raconte après coup l’histoire d’un groupe, son parcours, on donne parfois l’impression que l’enregistrement de chaque album est un processus très réfléchi, très intellectualisé. Mais ce n’est pas vrai du tout, pour Coming Up encore moins que pour les autres. Tout vient de la joie simple, presque physique, que nous avons pu redécouvrir en répétant pour la première fois de nouveaux titres avec Richard Oakes et Neil Codling. Nous avions l’impression de ressembler à T-Rex ou aux Sex Pistols en plaquant ces accords presque primaires et en faisant beaucoup de bruit. Avec Dog Man Star, on nous avait collé cette étiquette de groupe déprimant et obsédé par la noirceur. Comme nous avons l’esprit de contradiction, nous avons décidé de faire exactement le contraire. (Sourire.) J’adore l’évidence très accessible de ces popsongs.
BA : Au départ, nous avions l’ambition de sortir un album qui serait entièrement composé de singles. Tous les morceaux ne sont pas rentrés dans le Top 10, mais nous ne sommes pas passés très loin.
MO : Coming Up est aussi une œuvre plus collective. Ed Buller, notre producteur, s’est imposé encore davantage comme une force de proposition. C’est lui qui a eu l’idée de ce son très lumineux, presque scintillant et qui vient de sa passion pour T-Rex. Et on sous-estime encore très souvent, je trouve, la contribution considérable de Richard et de Neil. Petit à petit, Richard a imposé un style de guitare très personnel, moins flamboyant sans doute que celui de Bernard Butler, mais toujours très pertinent. Et Neil possède un sens exceptionnel des atmosphères. Aucun des deux n’a jamais vraiment cherché à attirer l’attention.
BA : Non, ils n’ont pas des egos démesurés mais ce sont tous les deux des musiciens très subtils et très créatifs. J’espère que ce nouvel album permettra de remettre les pendules à l’heure. Honnêtement, ils ont atteint un niveau qu’ils n’ont jamais eu auparavant. Coming Up était presque un album live. Cette fois-ci, ils ont eu l’opportunité de travailler plus en profondeur.
Sci-Fi Lullabies (1997)
BA : C’est sans doute mon plus grand regret : jamais nous n’aurions dû gaspiller autant de bonnes chansons pour remplir des b-sides ! (Sourire.) Mais nous étions trop sûrs de nous, certainement trop orgueilleux et j’étais persuadé que l’inspiration serait toujours présente. Malheureusement, je m’aperçois aujourd’hui que le premier des deux volumes de cette compilation tient aisément la dragée haute à Dog Man Star. Non seulement ces morceaux constituent presque un album à part entière, mais peut-être même notre meilleur ! En tous cas, je crois bien que c’est paradoxalement celui qui reflète de la manière la plus fidèle et la plus complète l’esprit du groupe et l’étendue de sa palette.
MO : C’est vrai. Mais c’est souvent dans les parties a priori secondaires ou mineures d’une œuvre que l’on découvre la vraie personnalité d’un artiste ou d’un groupe. Cela peut paraître anecdotique mais je trouve que même la pochette de Sci-Fi Lullabies est celle qui correspond le mieux à ce qu’est Suede : cette carcasse d’avion fauchée en vol qui évoque à la fois l’ascension et la chute. Je trouve d’ailleurs qu’elle est assez proche esthétiquement du film que Roger Sargent a réalisé pour illustrer Night Thoughts (2016). J’y perçois les mêmes références mêlées où le sublime côtoie le désastre. C’est aussi pour cette raison que nous avons choisi de collaborer avec lui : nous avons senti qu’il possédait comme nous cette capacité à restituer avec un certain lyrisme ce que la majorité des gens considère comme laid ou simplement dépourvu d’intérêt. Les paysages que parcourent les personnages du film ne sont certainement pas ceux qu’un touriste jugerait attrayant. Pourtant, il en extrait une certaine beauté.
Bloodsports (2013)
BA : Tu as décidé de zapper Head Music (1999) et A New Morning (2002) ? C’est une bonne idée : on oublie ! (Sourire.) Je me dis parfois que nous avons publié notre premier disque à trois reprises : Suede, Coming Up qui constituait les grands débuts d’une nouvelle formation et Bloodsports, notre grand retour après dix ans d’interruption. A chaque fois, nous avons cherché à imposer des albums avec un son très brut, très direct et des chansons facilement accessibles. Ce sont sans doute les trois Lp’s les plus pop de Suede, ceux qui possèdent le plus de mordant.
MO : Quand nous avons commencé à rejouer ensemble à la fin des années 2000, pour quelques concerts, nous avons pu constater que l’alchimie était toujours présente. Mais la décision d’enregistrer un nouvel album n’a pas du tout été facile à prendre. Nous étions très partagés. D’un côté, nous savions que la barre était placée très haut et qu’il ne serait pas facile de nous confronter à notre propre passé. De l’autre, nous avions toujours éprouvé un sentiment d’inachèvement et de frustration parce que notre dernier Lp avant la séparation n’était pas à la hauteur du tout. Nous n’avions pas envie que les dix premières années de notre parcours reste gâchée par cette fausse note finale et que les gens gardent un mauvais souvenir du groupe.
BA : Oui, c’est un peu comme quand une personne que tu aimes ou tu admires finit par mourir après que son état physique ou mental se soit dégradé. Tu as peur que les souvenirs soient gâchés par ces derniers moments pénibles et tu essaies de ne conserver que les images de ce qu’elle était pendant les soixante-dix premières années de sa vie.
Night Thoughts (2016)
MO : Nous avons récemment eu l’occasion de jouer Dog Man Star sur scène dans son intégralité pour le vingtième anniversaire de sa sortie et nous nous en sommes beaucoup inspiré en préparant le tracklisting du nouvel album : l’alternance entre les séquences les plus déprimantes et les popsongs plus légères est particulièrement soigné.
BA : Après avoir enregistré Bloodpsorts, nous avions de nouveau l’envie d’approfondir davantage certaines idées, de développer et d’étendre certaines pistes sur un format plus long et plus ambitieux. Night Thoughts possède cette dimension épique et aventureuse : les enchainements entre les morceaux sont plus complexes, plus réfléchis ; les orchestrations sont aussi plus soignées.
MO : Pour la première fois, nous sommes parvenus à travailler sur un album orchestral et qui n’est pas une simple collection de popsongs, mais en conservant la même légèreté et le même plaisir dans le travail commun. C’est que, désormais, nous ne sommes plus tenus des rendre des comptes à qui que ce soit : la seule raison qui nous a poussés à enregistrer Night Thoughts et qui pourrait nous inciter à lui donner une suite relève de la nécessité artistique ? Nous sommes suffisamment fiers de cette dernière œuvre pour imaginer sereinement qu’elle puisse être la dernière.