Stranger Teens #9 : « Mala Vida » par La Mano Negra

Tout l’été, les morceaux qui ont sauvé notre adolescence.

Cette année-là, j’entre en seconde. Je n’en peux plus de mon adolescence, mon appareil dentaire, mes lunettes, mon mètre 55 qui ne décolle pas, mes seins désespérément plats et surtout le reste, ma mère à la dérive, mon père parti au loin et cette solitude qui occupe toute la place.
J’entre en seconde donc, dans un nouveau lycée plus éloigné de chez moi, un grand bâtiment ancien très beau, aux innombrables couloirs dont l’étroitesse nous permet de nous frôler les uns aux autres sans avoir à trouver une excuse pour le faire. Manque de bol, j’atterris dans une classe que je déteste, composée en grande partie de matheux, parmi lesquels je me sens si peu à ma place, moi qui ne fais que lire, écrire des poèmes dépressifs dans des carnets et écouter The Cure dans mon walkman à la récré.
A force de la croiser dans les escaliers, je suis vite attirée par une fille qui illumine tout sur son passage, une fille très blonde, qui porte des jeans trouées et des Kickers blanches, le modèle pour enfant, avec sur le dessus une découpe en forme de marguerite. Des sandales de petite fille modèle qui détonnent avec cet électron libre. Je me débrouille pour l’approcher, devenir son amie. Je rencontre ses potes, je les accompagne après les cours, je rentre de plus en plus tard chez moi le soir. Ensemble, on refait le monde dans un parc du centre-ville, enfin refaire le monde c’est vite dit, il est surtout question de trouver le moyen de ne pas rentrer dans les cases, de ne pas se conformer aux modèles, de partir pour enfin vivre quelque chose. En vrai des conneries de gosses dont les parents ont de grosses voitures et un appartement en bord de mer, enfin pas moi, moi je ne connais pas tout ça, je vis dans un HLM, ma mère boit trop, je pars peu en vacances et je n’aurai jamais de résidence secondaire. Mais je fais comme si, en tirant sur le joint qu’on me tend, rien de bien méchant.

Souvent après les cours, on va boire un verre dans un bar près du lycée. C’est un troquet de quartier, avec flipper, baby foot et habitués qui grattent des jeux à gratter. Les mecs jouent au billard, les filles les regardent énamourées, pas grand chose ne bouge sous le soleil des clichés. Et puis la radio grésille dans l’arrière-salle et c’est là que j’entends ce morceau, qui vient tout incendier. Mala Vida. La voix de ce gars-là, Manu Chao, une voix qui trimballe la joie et la déverse en pintes sur tous les murs du bar. Une déflagration pour moi, un ravalement total de ma façade.

Manu Chao
Manu Chao

Les jours qui suivent, je guette Mala Vida sur la bande FM pour réussir à l’enregistrer pour mon walkman. Je n’ai longtemps eu de cette chanson qu’une version amputée de son début et de sa fin sur une cassette transparente que j’ai trimballée partout. De la musique de punk à chien, a dit le prof de maths un jour où j’avais poussé le son en sortant de son cours. Je n’ai jamais été une punk à chien, mais le rock est sans doute entré dans ma vie à ce moment-là. Du rock qui fait pousser les meubles, transpirer, pogoter, jusqu’à en avoir la tête qui tourne et le ventre en vrac. Mala Vida. La mauvaise vie, putain je l’ai adorée. Avec toute cette petite bande, on est allés voir la Mano en concert et c’était la folie. Je n’étais plus seule, je ne me sentais plus seule. C’était si bien. Je me suis dit que je voulais vivre pour entendre encore et encore cette chanson-là, me prendre le soleil en pleine tronche, penser que des choses en valent vraiment la peine, aimer, rire, danser, être joyeux, en colère, vivre avec les autres.
C’est marrant, parce que c’est en seconde que j’ai commencé l’espagnol. Je n’ai pourtant jamais cherché à connaître les paroles de cette chanson que je chantais comme tout le monde, un peu n’importe comment, en nous marrant. Ce n’est qu’il y a quelques temps, en voulant la mettre dans un roman, que je suis allée regarder. Tu me estas dando mala vida / Yo pronto me voy a escapar. Tu me donnes le mal de vivre, je ne vais pas tarder à me barrer. J’ai pensé à ma mère, à notre tristesse, au merdier qu’était notre vie à ce moment-là. Deux ans plus tard je partirai de la maison et je ne le savais pas encore. Mais Mala Vida était là, et tout était dit déjà.


Mala Vida par La Mano Negra est sortie en 1988 sur le premier album du groupe, Patchanka paru sur le label Boucherie Productions.

Une réflexion sur « Stranger Teens #9 : « Mala Vida » par La Mano Negra »

  1. La chanson donne le frisson , évidemment (1988, lycée, oui oui), mais cette chronique aussi, à sa mesure: juste, délicate, retenue, percutante. Ça nous change des rances rodomontades du Chevrier. On respire. Merci.

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