Comment appelait-on ça ? Les têtes d’ampoule. Malcolm n’était pas encore arrivé en France mais nous étions, déjà, de fait, des têtes d’ampoule, assigné·e·s têtes d’ampoule, risées gymniques, réputé·e·s infréquentables et de fait infréquenté·e·s.
Ça s’était trouvé un peu comme ça, à la fin de l’école primaire, quand le collège imminent n’offrait d’autre perspective que la perpétuation du bullying – il n’a jamais fait bon lire, parler aux filles sans essayer de voir sous leurs culottes – réputation nigaud – et être insondablement nul au foot – une bifurcation inattendue : les premières classes européennes. L’opportunité d’être dans un collège éloigné, d’y être possiblement anonyme, sans réputation – sans cailloux dans les poches.
Et donc va pour la classe européenne allemand, je tanne mes parents un soir et ça se fait du jour au lendemain et ça changera ma vie – comme chaque jour a changé ma vie, promis. Et donc voilà la 6e 3, classe européenne allemand au collège-lycée Jeanne d’Arc – public – où je suis parmi la minorité non poussée par les parents – plutôt l’inverse – où je suis parmi la minorité qui a fui une école où écouter Should I Stay Or Should I Go n’intéressait personne – pas que ça ait d’abord changé au collège – c’était les têtes d’ampoule, tout de même.
Et parce que j’avais un grand frère – avec l’obligée période metal-fils-de-Satan et vierge de fer, et Nevermind mimé en air-guitar jusqu’à plus soif – et des parents réellement mélomanes, je me suis retrouvé le spécialiste, celui qui s’y connaît – immaculé de la bande FM comme des clips – nous lisions des revues, et pas encore Ungemuth dans Guitare & Claviers.
Voilà une persona qui en valait d’autres dans notre petite société, la performance était facile, même si elle rapportait moins de points que la capacité à danser ou à proposer sans six mois d’hésitation de rouler des pelles à la fille un peu jolie. Tant qu’on devient vaguement quelqu’un, on échappe – à quoi ? – j’ai jamais su mais ça devait être terrible.
Forcément c’est le bazar : il y a dans mes disques Metallica et Black Sabbath, Nirvana et Queen, les Who et les Rolling Stones, Lou Reed et Pink Floyd, un nivellement prépubère que ledit goût à venir assassinera un temps avant de, ouf, laisser tomber. Et nous allons en Allemagne, chaque année, en échange linguistique.
En 5e, c’est la Bavière, le grand frère de mon correspondant porte un t-shirt Fear of the Dark et même si ça devrait être classe, je n’arrive pas à adhérer complètement. Durant le long trajet en car entre Clermont-Ferrand et Regensburg, j’ai écouté plus que de raison Give’em Enough Rope du Clash, du punk au son metal – merci Sandy Pearlman, merci Topper Headon aussi, et tous les autres – et plus que de raison la troisième chanson, Tommy Gun, malgré les appels du pied d’un camarade encore plus solitaire que moi qui s’est mis à écouter Black Sabbath pour avoir quelque chose en commun avec moi – ensuite il a développé une dévotion pour ce groupe, ce qui est normal, voire inévitable.
Gun, ça veut dire pistolet, et si je ne pane rien aux paroles, je comprends très clairement que les roulements de caisse claire de Tommy Gun font comme des flingues, et je trouve ça génial. Et comme on s’est mis dans la tête que les disques sont moins chers en Allemagne, à l’heure des traditionnelles emplettes, je choisis d’acquérir un disque des Clash à la pochette mégacool où un membre du groupe – sans doute – détruit sa basse – je suis fier de savoir que ces engins ont quatre cordes, et donc de les reconnaître. On écoute ça avec mon correspondant et son grand frère dans son t-shirt Fear of the Dark, on trouve ça pas mal, un peu long, on remet après un délai poli de la musique à riffs. Deux mois plus tard, j’aurai compris et la vie aura sérieusement changé – comme chaque jour – mais alors je préfère encore Tommy Gun.
J’ignore si le grand frère de mon correspondant écoute encore Iron Maiden. Je sais que si j’ai écouté quelques centaines de fois Tommy Gun avant d’écouter des dizaines de milliers de fois l’intégralité de London Calling – à peu près –, je suis allé voir heureux, ému et rigolard Iron Maiden avec le mien de grand frère, plus de vingt-cinq ans plus tard. L’adolescence ne sent pas forcément sous les bras.