Le mois de juin se sera écoulé avec une régularité effarante. Au rythme moyen de cinq publications par jour, le fil d’actualités de mon téléphone n’aura cessé de m’indiquer que Kate Bush est revenue en tête des charts avec sa chanson de 1985 Running Up That Hill (A Deal With God) présente au générique de la série Stranger Things. En revanche, aucun papier ne se sera attaché à décrire le génie des deux scènes (au centre d’une saison à la qualité certes très contestable) qui ont permis ce retour en grâce salutaire.
Les frères Duffer ont, voyez-vous, été adolescents. Mais eux ont le grand mérite de s’en souvenir. Et dans la gigantesque entreprise de recyclage qu’est leur série, ils ont une merveilleuse idée – peut-être leur meilleure. Lors d’une première scène on voit la jeune Max, l’âme lourde, errer au ralenti dans les couloirs de son collège, un casque fiché sur les oreilles. En quelques regards posés sur ses camarades, on comprend sa solitude : parmi eux, elle n’a plus de semblable si ce n’est une cheerleader qui cache de grands tourments. Et alors que résonnent dans le brouhaha du collège les premières notes de Running Up That Hill, un frisson nous parcourt. Plus loin, dans un montage alterné encore plus mémorable, on retrouve Max inconsciente et rongée par un sentiment de culpabilité mortifère quand ses amis ont l’idée de lui passer sa chanson préférée pour la ramener à la vie. Car si on fait l’effort de se rappeler, l’adolescence est cet âge où l’on s’entiche d’une chanson jusqu’à en faire SA chanson. C’est cet âge où l’on fait « des pactes avec Dieu » et où l’on prétend qu’une chanson peut nous sauver la vie. Certains prétendent même qu’un président moribond s’est souvenu de cet âge-là quand il a affirmé qu’il croyait « aux forces de l’esprit ». Bref, c’est un âge qui nous suit… probablement jusqu’à la tombe.
En 1992 à Chatillon, c’était pas jouasse d’être collégien. Pas plus qu’en d’autres temps et lieux assurément. Sébastien, un enfant de ma classe, avait pris l’habitude de se branler sous son bureau en toutes circonstances tout en murmurant des déclarations d’amour à ses professeures. C’était fâcheux pour tous, tous ces jeunes gens séparés par quelques mois de la latence à la puberté. Ce jour-là, la coupe devait être pleine puisque les enfants avaient entrepris de régler son compte au malfaisant. Ils poursuivirent le jeune autiste dans la cour de récréation. Terrorisé, ce dernier essaya d’escalader la grille et se lacéra profondément les mains. La meute ne cacha pas son dégout à la vue du sang. D’un accord tacite, la compassion, en revanche, était bien dissimulée. Tout sentiment de commisération aurait immanquablement rapproché celui qui le manifeste du pestiféré : bref, d’un avis commun, il l’avait bien cherché. Moi, fidèle à ma couardise, je suis resté en retrait pendant tout l’épisode, avec ma petite scie en tête qui m’accompagnait depuis quelques jours. Je ne comprenais rien de ses paroles à part son titre : l’ombre d’un clair de lune. C’était bien suffisant pour me raconter des histoires, d’autant plus qu’il émanait de cette mélodie quelque chose qui guidait vers la rêverie, et une humeur qui dépareillait du cool ambiant. La double croche du refrain avait un pouvoir magique. J’imaginais le monde des adultes – celui de Mike Oldfield et de ses amis – moins cruel que celui des collégiens. Autrement dit, j’avais mis dans cette chanson tous mes espoirs de gosse. Peut-être trop pour une chanson qui parle – délicieuse ironie – d’un meurtre et d’un éventuel salut dans l’au-delà. Mais est-on vraiment sérieux quand on a 12 ans ?
Aujourd’hui, je dois le reconnaître, c’est probablement à Sébastien, le masturbateur incontinent de la sixième B, que je dois mon goût pour les chansons tristes.
Moonlight Shadow par Mike Oldfield est sorti le 6 mai 1983 sur Virgin.
NDLR : Ne trouvez-vous pas que Mike Oldfield a un faux air de Steve Harrington ?