Je me souviens de 1989. C’est l’année où des étudiants sont massacrés sur la place Tian’anmen, où on regarde le mur de Berlin tomber depuis nos écrans de télé, où Ceausescu et sa femme sont arrêtés et exécutés presque en direct et où le Dalaï-Lama reçoit le Prix Nobel de la Paix. C’est une année où la lumière perce parfois derrière les ombres.
En 1989, j’ai quinze ans, j’entre en seconde, je quitte enfin un collège privé dans lequel j’étouffe pour un lycée de centre-ville où on s’enorgueillit de mixité sociale. J’habite avec ma mère et ma sœur dans une HLM un peu naze, je prends le bus le matin et le soir après les cours je regarde des mecs faire les beaux au baby-foot. J’ai troqué mes lunettes pour des lentilles et on m’a retiré mon appareil dentaire, autant dire que pour moi la vie commence.
C’est en 1989 qu’un soir j’entends un truc sur NRJ, la radio que j’écoute à l’époque, comme plein de gens de mon âge biberonnés au Top 50. Le truc en question s’intitule Buffalo Stance, c’est une fille qui chante et elle me décroche un uppercut direct. J’aime tout, le rire franc et massif qui entame le morceau, les disques qu’on scratche, la voix qui s’emballe, les boites à rythmes, la ligne de basse, le break des cuivres et la voix qui ralentit, et puis ce refrain : No moneyman can win my love. D’instinct, je sais qu’il y a quelqu’un de grand derrière tout ça. Une grande, pour être exacte.
Très vite je me passionne pour la fille. Déjà elle s’appelle Neneh, c’est pas donné à tout le monde, c’est une suédoise et c’est grave mon rêve d’ado de partir là-bas (ce que je ferai à plusieurs reprises une fois adulte avec toujours la même impression de venir m’y abreuver de coolitude), elle vient du punk après avoir pas mal copiné avec les filles de The Slits dont mes voisins m’avaient fait découvrir le titre Typical Girls. Pour couronner le tout, ça a l’air d’être pas mal le bordel dans sa famille, un beau-père, un demi-frère et une demi-sœur, tout le monde fait de la musique, ensemble et pas ensemble. Moi aussi je viens d’une famille disloquée, c’est à quinze ans que je découvre que ma mère boit vraiment beaucoup trop alors que mon père vit à mille bornes et ne s’intéresse pas vraiment à moi, alors c’est tout sauf la joie et c’est justement ce qu’elle me donne, cette chanson, une joie intense, fraîche et gratuite. Putain comme ça me fait du bien que Neneh Cherry soit entrée dans ma vie.
Avec le recul, je pense que j’ai fait un vrai transfert sur elle, alors qu’on ne se ressemble pas du tout. J’avais terriblement envie qu’elle soit ma sœur, ma BFF, ma coloc, je rêvais de partir à Londres avec elle, parce qu’elle avait l’air tellement cool, avec ses cyclistes en lycra, ses grosses baskets, ses milliers de bracelets et ses cheveux qui me faisaient rêver, parce qu’elle était incroyablement belle, parce qu’elle avait ce je-ne -sais quoi à la fois naturel et sophistiqué des filles qui inventent la mode, parce qu’elle faisait de la musique avec son mec, Cameron McVey, producteur de Massive Attack (d’ailleurs je crois que Manchild est en grande partie responsable de mon goût pour le trip-hop qui m’occupera un bon bout de temps dans les années 90). Un transfert absolu donc : Neneh Cherry incarnait à merveille le Ça de mon Moi.
Raw like sushi, dont le titre sonne comme une grosse claque, je l’ai usé le plus possible, des heures et des heures d’écoute à fond dans mon walkman et dans ma chambre. De là viennent sans doute mon envie de faire de la boxe (ses mains bandées sur la pochette réalisée par Mondino n’y sont pas pour rien non plus), de ne pas m’en laisser découdre, d’essayer de devenir une femme forte, qui ne dépend d’aucun mec, puis plus tard d’être une mère qui porte à bout de bras ses mômes (trop de love pour la photo de Neneh avec un landau sur la pochette de Homebrew) et de porter une parole féministe, comme dans cet hymne magique, Woman, qui me donne encore envie de chialer quand je l’entends aujourd’hui. Neneh chante I’m the kind of woman that was built to last, et c’est exactement ce qu’elle a fait, durer, malgré des pauses plus ou moins longues. Elle a pris le temps d’élever des enfants, d’être bénévole auprès des migrants de Calais, d’incendier l’Angleterre du Brexit. A chaque fois que Neneh Cherry revient, c’est toujours aussi fort et aussi militant, c’est toujours elle, sa voix, son rire, son feu éblouissant.
Alors, aujourd’hui que sort un coffret pour les trente ans de Raw like Sushi, un très bel objet accompagné d’un livret somptueux et de remix classieux (ceux de Kevin Saunderson, Arthur Baker ou toujours Massive Attack), je réécoute cet album, c’est 1989 qui me revient en pleine face, avec la même énergie, le même souffle, même si elle et moi on a vieilli de 30 ans. Rien n’a changé, je l’aime toujours autant et j’ai toujours envie de chanter avec elle : Cause I believe in miracles and words in heavy doses. Elle ne le saura jamais, mais Neneh fait partie de celles qui m’ont appris à chérir la femme que je suis. Pour ça et pour tout le reste, je lui dis merci.