Ils ne sont pas si nombreux. On serait même bien en peine de les compter sur les doigts des deux mains. Les musiciens dont la carrière s’étend désormais sur cinq décennies et qui parviennent à prolonger dignement les fulgurances initiales qui leur ont valu une place de choix dans les livres d’histoire. Steve Wynn est de ceux-là, et pas qu’un peu. On a beau chercher : pas vraiment de mauvais album dans une discographie pléthorique où on les compte par dizaines. Certains qu’on a plus eu envie d’écouter que d’autres, simplement. Et d’autres que l’on redécouvre au fil des ans, en s’offusquant souvent d’être passé à côté. Depuis une bonne dizaine d’années, Wynn jongle allègrement entre les projets et les casquettes sans jamais flancher ni laisser poindre les traces de l’usure de l’âge : incendiaire virtuose et artisan de la flamme psychédélique au sein de The Dream Syndicate, gardien de son propre musée et organisateur de campagnes de rééditions qui ont permis d’apprécier à leur plus juste valeur des jalons parfois négligés de son catalogue, songwriter classique dont le talent rare s’exprime dans les fragments trop longtemps interrompus de sa discographie solo. Et désormais écrivain puisque, en même temps qu’un nouvel album en solitaire et remarquable – Make It Right (2024) – il publie ses mémoires, honnêtes, passionanntes et hautes en couleur. Au fil des pages de I Wouldn’t Say It If It Wasn’t True (2024), on croise ainsi quelques figures plus (Alex Chilton, le gratin du Paisley Underground) ou nettement moins (Michael Jackson enfant, Mac Davis, l’auteur d’In The Ghetto pour Elvis Presley) attendues. Au lendemain d’une performance émouvante où ont alterné lecture et chant, on retrouve donc le maître, en terrasse, pour évoquer avec lui quelques-unes de ces nombreuses et récentes activités.
Comment t’es venue l’idée de rédiger tes mémoires ?
Steve Wynn : J’ai toujours eu envie d’écrire un livre ou même plusieurs, sans a priori particulier sur la nature du texte à venir, fiction ou témoignage. Je me suis toujours considéré comme un auteur de textes même s’il se trouve que la plupart de ces textes ont été ceux de mes chansons. Mais j’ai passé tellement de temps en tournée ou en studio que je n’avais jamais vraiment eu le temps de m’y consacrer sérieusement. Je me disais, à chaque fois : « peut-être l’an prochain, ou bien l’année d’après. » Et l’occasion ne se présentait jamais. Il y a une dizaine d’années environ, un critique du New Yorker m’avait contacté pour inclure quelques citations dans un article qu’il préparait sur Loaded (1970) de The Velvet Underground. J’avais fini par lui proposer un texte de deux pages environ et il m’avait répondu : « Merci beaucoup ! Vous écrivez plutôt bien. Vous devriez publier un livre. » Il m’avait mis en contact avec un éditeur qui m’avait demandé de lui transmettre deux chapitres, pour voir. J’avais dû reprendre les concerts et ça m’était un peu sorti de la tête. Et puis 2020 est arrivé : je me suis retrouvé, tout à coup, avec beaucoup de temps devant moi et beaucoup de café. Je tape plutôt vite sur un clavier. Le moment était enfin venu. Et j’ai été surpris de la facilité de l’exercice. A force de procrastiner et de repousser l’échéance, je m’en étais fait une montagne. Finalement, c’était très simple : je me suis contenté de coucher mes souvenirs et mes impressions sur le papier.
Pourtant, j’imagine que le rythme et la nature même de l’écriture sont très différents quand il s’agit de rédiger un livre plutôt que des chansons.
Steve Wynn : Bien sûr, ne serait-ce que parce que cela prend beaucoup plus de temps pour un livre. Mes chansons préférées, je les ai presque toutes écrites en dix minutes. La chanson qui donne son titre au nouvel album, Make It Right (2024), a été composée à peu près dans le laps de temps nécessaire pour l’écouter, pas davantage. J’adore quand ça se passe de cette façon. Evidemment, il est impossible d’avancer dans la rédaction d’un livre de la même manière. Le mode d’expression est différent, aussi. Mais il y a quand même des points communs. Quand j’écris une chanson, j’essaie toujours d’établir une connexion avec quelqu’un, une personne ou un personnage. Je m’efforce vraiment de me concentrer sur cet aspect très incarné, très humain. C’est un peu la même chose pour le livre : j’ai essayé d’être le plus honnête possible dans l’évocation de ma propre vie, des choix que j’ai été conduit à effectuer à certains moments : ce que j’aurais pu faire différemment, ce qui était de ma faute et ce qui l’était moins, parce que je n’en avais pas le contrôle. En cela, il y a vraiment quelque chose qui se rapproche du songwriting.
C’était vraiment aussi facile que tu le dis ?
Steve Wynn : L’écriture du premier jet, oui, sincèrement. Après, tout le travail de mise en forme et d’édition s’est avéré beaucoup plus délicat : il a fallu trier tous ces souvenirs mis à plat, conserver certaines choses, en enlever d’autres parce qu’elles fonctionnaient moins bien pour le lecteur. Cette partie du travail a été longue et compliquée. C’est difficile de savoir exactement quand s’arrêter et quand le texte est terminé.
Tu évoques, en effet, des aspects assez personnels, voire intimes, de tes relations avec ta famille ou avec les membres du groupe. Est-ce que tu as hésité à certains moments ?
Steve Wynn : Oui. Notamment quand je suis arrivé au chapitre qui évoque l’enregistrement du deuxième album de The Dream Syndicate, Medicine Show (1984). Je savais à l’avance que ce serait une période pénible à décrire. J’ai même fait une pause d’environ un mois avant de m’y attaquer et de reprendre l’écriture. C’était vraiment un passage très désagréable dans ma vie et j’ai ressenti le besoin de me reposer un peu avant de la revivre. J’ai rassemblé toutes mes forces et je me suis répété : « Sois honnête, n’aie pas peur. » Ça a été le moment le plus difficile à surmonter mais, en même temps, je crois que c’est ce chapitre qui donne tout son sens à l’ensemble. Sans lui, le livre ne serait qu’une série d’anecdotes et de péripéties : nous avons fait ci et après nous avons fait ça… C’est ce chapitre qui contient la morale de toute l’histoire. Même quand je me produis sur scène pour les lectures publiques accompagnées de chansons, c’est un moment particulier, un peu plus dramatique. J’ai l’impression d’expliquer au public : « OK, la récréation est terminée. Qu’est-ce qu’il y à a retenir de toute cette aventure ? » C’est un moment charnière. C’est le chapitre à la fois le plus difficile et le plus gratifiant. Toute cette période douloureuse de mon existence, j’avais eu tendance à l’occulter le plus possible. J’ai dû me replonger dans ces souvenirs refoulés en essayant de faire le tri entre le mauvais et le moins mauvais, ce que j’aurais pu ou du faire autrement et ce qui ne relevait pas de ma responsabilité. C’était vraiment intéressant.
Il y a des liens presque troublants parfois entre cette volonté de faire la paix avec certains aspects de ton passé et les titres des chansons du nouvel album : Make It Right, Making Good On My Promises…
Steve Wynn : C’est vrai. Et pourtant je ne m’en suis aperçu que lorsque l’album et le livre ont été achevés. J’avais envie d’avoir de nouvelles chansons à jouer sur scène, pour accompagner les séances de lecture et la tournée de concerts qui accompagnent la sortie du livre. Au départ, ce devait être un tirage assez limité, destiné à être vendu au stand de merchandising. C’est quand Fire a décidé de publier l’album a plus grande échelle que je l’ai réécouté et que j’ai pris conscience que je racontais un peu les mêmes histoires dans deux formats différents. Dans les deux cas, c’est toujours la même impression qui domine : « J’aurais bien aimé faire ceci, mais j’ai malheureusement fait cela. » Les regrets qu’on éprouve en se confrontant à certains souvenirs ou bien la détermination à oublier certains aspects du passé pour survivre et avancer.
Les lieux, les décors, le contexte occupent également une place importante aussi bien dans le livre que dans les chansons : Santa Monica, Cherry Avenue, Roosevelt Avenue.
Steve Wynn : Oui, ça en fait des rues et des villes différentes ! C’est un autre point de convergence inconsciente entre les deux formes d’écriture. Il y a Santa Monica à Los Angeles, la rue où je suis né et Roosevelt Avenue à New-York où j’habite désormais et tous ces autres endroits où je suis passé entre les deux. Ce n’est pas le produit d’une intention délibérée mais c’est sans doute une manière d’établir des ponts entre le présent et le passé. Ce sont ces liens qui ont constitué la trame de tout mon travail pendant cette période.
En ce qui concerne les chansons, est-ce qu’il est plus facile de les écrire une fois que le décor est précisément planté ?
Steve Wynn : J’ai toujours considéré mes albums comme des récits. Je suis de la vieille école et je ne changerai sans doute jamais sur ce point : je conçois chacun de mes albums dans sa globalité comme un ensemble, un flux qui s’écoule. J’écris des chansons en fonction des séquences narratives auxquelles elles peuvent ensuite s’intégrer. S’il en manque une pour que le cours de l’histoire soit plus cohérent, il m’arrive souvent de la composer et de la rajouter a posteriori. Le contexte musical est différent : je ne construis pas le récit de la même manière selon qu’il s’agisse d’un disque de The Dream Syndicate ou de The Baseball Project ou d’un album solo. Mais, dans tous les cas, il faut une trame.
Dans le livre, tu évoques notamment ta passion adolescente pour la musique. Tu expliques comment tes premiers pas de songwriter se sont inscrits dans les traces des artistes que tu admirais et le besoin que tu éprouvais de t’inspirer de leurs chansons pour en composer une version personnelle. Est-ce encore le cas ?
Steve Wynn : De temps en temps, oui. En général, il y a un grand décalage entre les morceaux qui m’inspirent et le résultat. Si je tombe sur une chanson qui ressemble déjà à ce que je fais, ça ne m’excite pas vraiment. C’est plutôt quand je découvre une manière de travailler très différente de la mienne que cela aiguise ma curiosité. Par exemple, il y a quelques années, je suis tombé passionnément amoureux de Donuts (2006) de J Dilla à la fois pour son art virtuose du collage et pour la manière qu’il a d’y évoquer sa propre vie. Je m’en suis nourri très indirectement pour certains albums de The Dream Syndicate. Mais globalement, cela m’arrive de moins en moins souvent. C’est normal : à vingt-deux ans, je n’avais pas encore ma propre histoire et encore moins mon propre style. Ou plutôt, mon histoire et mon style tenaient entièrement dans ma collection de disques. J’ai soixante-quatre ans et un catalogue assez conséquent : je peux me replonger dedans et me demander quel genre d’album de Steve Wynn j’ai envie d’enregistrer. Plutôt bruyant ou plutôt calme ? J’ai le choix.
A propos de références, j’ai trouvé que What Were You Expecting ou Madly – deux des titres du nouvel album – ressemblaient un peu au Leonard Cohen de la fin des années 1980.
Steve Wynn : Je vois ce que tu veux dire et ça me semble assez juste mais ce n’était pas une référence consciente. Sur What Were You Expecting, je joue de tous les instruments à l’exception d’une boîte à rythmes. C’est sans doute ce qui peut la rapprocher des albums de Cohen que tu évoques. Le côté bricolé, presque amateur. Par ailleurs, ce n’est sans doute pas un hasard si on peut déceler quelques points communs dans les chansons composées par deux vieux Juifs au terme de leurs longs parcours tortueux dans l’industrie musicale. Il y a certainement une connexion assez profonde. Je ne suis pas pratiquant mais c’est un élément de ma culture musicale qui demeure présent. Et qui affleure davantage au fil des ans. C’est curieux mais, quand j’étais plus jeune, je crois que je faisais tout et n’importe quoi pour ne pas être moi-même dans mes chansons. J’imaginais des situations, des personnages les plus éloignés possibles de ma propre expérience. Plus les années passent, et plus je m’efforce d’incarner rigoureusement ce que je suis dans mes chansons. La seule musique qui continue de m’émouvoir est celle où j’arrive à déceler une forme d’honnêteté, une mise à nue. Même si c’est dans des formes musicales mainstream. Lana Del Rey, par exemple, est quelqu’un dont les albums me touchent profondément. Norman Fucking Rockwell (2019), j’adore cet album parce que, en l’écoutant, je me dis : « Je n’arrive pas à croire qu’on puisse être honnête à ce point. Je n’arrive pas à croire qu’on se montre à ce point vulnérable. » Par les temps qui courent, c’est un don très rare. C’est ce que j’essaie d’exposer dans mes propres chansons : l’évocation la plus authentique possible d’un sentiment. Le regret du mal qu’on a pu faire à une personne, par exemple, dans Santa Monica.
Tu évoquais la continuité narrative dans tes albums. Elle n’exclut pas des formes de ruptures ou des contrastes très prononcés entre les morceaux. Je pense, ici, à l’enchainement entre What Were You Expecting et Halfway There, un titre presque country.
Steve Wynn : Le choix de l’ordre des morceaux est un élément absolument capital. C’est presque aussi important que le songwriting pour moi. J’ai essayé plusieurs séquençages possibles pour l’album et, selon les cas, j’aboutissais à des tonalités très différentes pour l’ensemble : plus ou moins mélancoliques, plus ou moins nostalgiques. J’ai fini par conserver celle qui me semblait la moins complaisante. L’idée, notamment dans ces deux morceaux, étaient d’éviter à tout prix de me montrer trop tendre ou trop gentil avec moi-même.
En lisant tes mémoires, j’ai été parfois surpris par certaines influences – Springsteen, notamment. J’ai aussi été étonnée de l’absence presque complète de référence à la country. Est-ce que c’est une forme musicale qui ne t’as influencée qu’indirectement ? Ou pas du tout ?
Steve Wynn : Je suis un fan de musique donc, comme tout le monde ou presque, je suis capable d’apprécier et de faire la différence entre Jimmie Rodgers, Hank Williams ou George Jones. Je reconnais leur importance et leur grandeur. Mais, franchement, la country n’a jamais occupé une place aussi importante dans mon existence – surtout quand j’étais jeune – que le R’n’B ou la Soul. Et je ne parle même pas du Jazz ou du rock psychédélique. Même si j’écris souvent des chansons qui racontent une histoire, j’ai toujours été moins attiré par la narration réaliste que par la répétition et par le groove. Tous les trucs un peu hypnotiques. Cela peut sembler paradoxal, je sais, puisque j’ai toujours écrit des successions de couplets et de refrains.
The Days Of Wine And Roses (1982) a parfois eu tendance à écraser le reste de la discographie de The Dream Syndicate qui a justement été réédité ces dernières années. Est-ce que tu estimes que certains albums méritent finalement d’être réévalués ?
Steve Wynn : J’étais vraiment surpris en réécoutant Out Of The Grey (1986). Je n’aimais pas beaucoup cet album. Je ne le détestais pas, mais je n’en étais vraiment pas fan. En tous cas, c’est un de ceux que j’aimais le moins dans toute ma discographie. Quand nous avons travaillé sur la réédition, j’ai appris à l’apprécier davantage. Je ne pense pas que ce soit un chef d’œuvre mais il y a vraiment des titres intéressants. J’aimais beaucoup le groupe tel qu’il était organisé à cette époque : nous nous entendions très bien, les musiciens étaient bons. Les démos et les versions live en témoignent. Mais c’était plus compliqué en studio. Comme beaucoup d’albums qui datent de cette période du milieu des années 1980, il a sans doute un peu souffert de la pesanteur de la production. C’était une époque où les producteurs régnaient en maîtres dans les studios et c’est peu dire qu’ils avaient souvent la main lourde : les synthés, les rythmiques calibrées au clic prêt. Presque tous les groupes ont enregistré des disques qui sonnent terriblement mal à cette époque. Et je trouve que nous avons fait du bon boulot pour la réédition : nous sommes parvenus à gommer quelques-uns des défauts les plus audibles qui gâchaient l’original. Ce sera un peu la même chose avec Medecine Show (1984) qui n’a jamais été vraiment réédité. Nous venons de récupérer les droits il y a six mois et nous sommes en train de travailler dessus. Ce sera une vraie revanche pour moi.
Parmi les épisodes relatés dans les mémoires, on trouve évidemment ce pèlerinage à Memphis, sur les traces de Big Star, au milieu des années 1970 et ta rencontre avec Alex Chilton. Etais-tu conscient à l’époque que le groupe commençait à faire l’objet d’un culte parmi les musiciens de ta génération ?
Steve Wynn : Je savais plus ou moins vaguement qu’il y avait cette scène à New-York, autour de Chris Stamey et The Db’s et qu’Alex était leur idole. Mais, pour l’essentiel, Big Star restait un groupe dont personne ou presque n’avait entendu parler. C’est ce que je raconte, pour rire, pendant les concerts. Il y avait dix personnes en Amérique qui connaissaient Big Star et je peux à peu près tous les citer : Peter Buck, Peter Holsapple, Chris Stamey. Et moi. Le club était très select. Tu parlais de Leonard Cohen tout à l’heure et je me permets donc de citer ce vers de First We Take Manhattan que j’adore : « You loved me as a loser but you’re afraid that I just might win. » Le fait même que ce groupe soit inconnu et n’ai jamais vendu d’albums nous fascinait. Nous étions admiratifs de la tragédie et de l’échec tout autant que de la musique. Comme pour Badfinger. C’est la légende et le mythe qui m’ont aussi attiré jusqu’à Memphis. Je ne serais jamais monté dans un bus pour parcourir des milliers de kilomètres pour aller rencontrer Cheap Trick à Chicago. Cheap Trick se portait très bien sans moi. Il fallait que je rencontre ce mec parce qu’il fallait que je me fasse ma propre idée de son histoire.
Est-ce que cette fascination pour les artistes culte t’a conduit à éprouver une forme de culpabilité, plus tard, face à ton propre succès ?
Steve Wynn : Non. Jamais. Vraiment. Ni culpabilité, ni jalousie. J’étais persuadé que j’avais le meilleur métier du monde et à la meilleure place : ni trop haut, ni trop bas. C’est pour cette raison que je n’ai jamais éprouvé de ressentiment à l’égard de mes amis de R.E.M. ou de The Bangles. J’ai toujours été convaincu qu’ils méritaient leur succès et que, par ailleurs, nous n’étions pas tout à fait le même genre de groupes. Mes héros sont toujours restés plus ou moins méconnus. Et ça me convient toujours très bien, à condition de pouvoir continuer à enregistrer mes chansons.