Lorsqu’en 2016, je prétendais que Eyes On The Lines était le meilleur album de tous les temps de l’année paru ce mois-ci et encore, pfiou, bien au-delà, on me fit volontiers passer pour un candide de première catégorie.
Non seulement Steve Gunn venait de signer son premier album véritablement électrique (et sur un gros label – Matador – qui plus est, le faquin, le traître, le parvenu), mais de plus, j’avais probablement vaqué à mes occupations lorsque l’homme s’était produit en de nombreuses occasions dans notre bonne capitale sous les bonnes auspices de l’ami Maxime Guitton, plus en tant que digne représentant surdoué d’une école acoustique qui irait de John Fahey à David Grubbs.
Bref, j’étais complètement à côté de la plaque, je n’en restais pas moins ébahi.
Pas loin de trois ans plus tard, Eyes On The Lines reste l’un de mes meilleurs amis de ces dix dernières années, un disque inépuisable pour qui la guitare est à la fois la ligne directrice d’un songwriting exigeant tout en étant l’acceptation languissante d’une bonté obtuse qui s’en branle un peu du morceau, du moment que le solo pète sa race. Et tout à fait dans cette veine Tom Verlaine a tout pompé à Richard Thompson, mais il est longtemps resté dans le déni, ce fourbe. Eyes On The Lines est un chef d’œuvre onctueux, ses épines même étant rassurantes, le plus bel arbuste à six cordes de ces dix dernières années. Pour ne citer qu’un morceau, Park Bench Smile qui met le catalogue Ocora/Radio France au niveau de Fairport Convention. Le genre d’album que je n’ai pas chroniqué à l’époque, et que je garde dans mon panthéon intime pour des développements ultérieurs au cas où le milieu de l’édition retrouverait des fonds et des idées.
Alors ce nouveau disque de Steve Gunn, déjà, c’est bien présenté. Résumé.
L’ancien lieutenant de Kurt Vile (il a fait partie de ses Violators à un stade minime et pas longtemps) va-t-il devenir le troisième super héros du post Indie mainstream made in Philly après The War On Drugs* (Tom Petty ou Springsteen ? Peut-être Dire Straits un peu aussi…) et Kurt Vile (au moins lui ses morceaux les moins chiants, qui sont rares, rappellent l’obsession mortifère de la critique française pour Certain General – c’est-à-dire une partie notre adolescence lectrice de Libé) ?
Steve Gunn va-t-il devenir aussi foutrement chiant que ses supposés collègues dont il suivrait la lignée faussement sincère (car il faut de bons morceaux pour ça, eh oui) et victorieuse ?
Les attentes sont d’une hauteur certaine, le cynisme n’est pas de mise.
Comme dirait l’autre : LET’S FIND OUT.
On aimerait, bien entendu, imaginer et découvrir The Unseen In Between comme la septième merveille du monde, comme un tout que nous lancerions dans un dithyrambe parfaitement argumenté comme un chédeuvrabsolu. Las, trois morceaux nous sont déjà connus (et déjà chers) avant de le découvrir en tant qu’album, le monde moderne dans sa frénésie du teasing est ainsi fait. Il est permis de s’en désoler. Et pour s’en faire une idée définitive, il faudra l’écouter en boucle (ce qui semble, à la première écoute, souhaitable) afin de s’en imprégner totalement. Ce que peu de disques de nos jours appellent. C’est déjà ça.
New Moon, c’est quoi, c’est n’importe quoi, c’est du Dylan produit par Daniel Lanois qui ne peut s’empêcher de faire une chanson romantique à la Cure période Disintegration. La présence de Tony Garnier (bassiste du Zim depuis la fin de la guerre froide et qui a emmené sur le terrain une basse ayant été rodée par rien moins que Charles Mingus en personne, c’est pas rien) en est un signe évident. C’est, malgré ou à cause de tout ça, totalement américain.
Vagabond, avec son super scopitone malaisant de type alt-MTV ne permet pas tout à fait de se dégager d’une fascination sur ces petites arpèges à la Felt, non content que Meg Baird y fasse sa Liz Fraser/Sandy Denny et que le solo y soit beaucoup plus vicieux que ce que l’on y entend de prime abord. Même après avoir posé cette sale impression, ça reste d’un niveau impérial comparé à ses contemporains. Et le petit motif cyclique rejoint le final élégiaque de There’s A Light That Never Goes Out des Smiths, dont notre homme revendiquait l’influence lors d’une sublime session pour le site Aquarium Drunkard, et qui semble assez tragiquement avoir disparue de la toile.
Chance, autre exemple, c’est un House Of Love (groupe de musique pop romantique à fort volume ayant eu son petit succès à la fin des années quatre-vingt) sans cet air revanchard et pathétique de vouloir devenir U2 en bien, sentiment magnifié par un solo que ces vieux connauds n’auraient jamais laissés faire à Terry Bickers, qui n’était ni américain, ni sage. Mais vous avez l’idée. Un House Of love qui aurait eu un tropisme américain avec le moyen de ses ambitions, soit également tout ce que Primal Scream avait partiellement foiré à l’époque. NB : Steve Gunn, bien qu’anglophile revendiqué, EST américain. Que ce soit dit une bonne fois pour toutes, il n’a donc pas grand chose à prouver de ce côté-là.
Stonehurst Cowboy, c’est un morceau sur la filiation et l’introduction est tellement puissante que tu ne peux rien dire sur les petites émotions qu’il y met après. C’est non questionnable, pour mal traduire cette intensité acoustique sans aucune pudeur qui se présente à vous avec une délicatesse trop rarement pratiquée de nos jours.
Luciano, n’est pas une reprise de Hey Luciani de The Fall.
New Familiar, c’est de l’orfèvrerie d’un niveau supérieur, j’ai l’impression que personne ne peut supporter l’idée d’une chanson pareille sans retourner à l’âge glaciaire, où tu découvres Marquee Moon de Television et que tu te fais un peu chier parce que 1) on t’a fait croire que c’est du punk et que c’est beaucoup plus que ça et 2) ça viendra plus tard mais avec quelle force. Même Nels Cline (Wilco) dans ses œuvres les plus stratosphériques est partiellement distancié.
Morning Mended, ça te rappelle la fois où tu as vu tes parents regarder un grand débat sur l’homosexualité au début des années 80 à la télévision (FR3, probablement) et que l’un des morceaux illustrant le premier reportage, c’était Baby Am Gonna Leave You de Led Zeppelin, et que tu as été bouleversé, honteux peut-être mais plus maintenant, oh que non.
Paranoid, n’est pas une reprise de Paranoid de Black Sabbath, non plus. Mais dans le genre solennel, c’est une belle conclusion.
Que dire alors de cet album après quelques écoutes seulement ? Tout et n’importe quoi. Gastr Del Sol qui ferait un hommage d’une sincérité brutale à un certain classicisme sous le haut patronage de Guy Chadwick ? Ce n’est qu’une piste. C’est aussi un peu trop classe et tellement bien ornementé pour qu’on ait envie de le partager avec le commun des mortels, quoique.
Qui fait mieux d’abord ? Pas grand monde, et surtout pas les deux péquenauds gravement surestimés auquel on l’associe.
Nonobstant, si une telle somme de chausse-trappes rétrograde, mais pas seulement, venait à se vendre à plus de 100 000 exemplaires, je suis prêt, j’en fais le serment, à me réconcilier et avec la musique populaire et avec l’humanité. Ce qui sera forcément temporaire, mais tout de même plus que réjouissant.
* Virgule, suck my cock, comme dirait l’adjudant Kozelek.