Sparklehorse, Bird Machine (Anti-)

SparklehorseLa première fois, tout était pourtant si simple. Une évidence comme il s’en présentait rarement, même dans une vie d’engouements musicaux naïvement passionnés et sans doute moins imprégnés de ce recul réflexif qui progresse inéluctablement avec l’âge. C’était un mercredi matin, dans les rayons de la FNAC Montparnasse, pendant les grèves de fin d’année de 1995. Il avait donc fallu arpenter quelques kilomètres frisquets depuis Montrouge pour répondre aux exigences du devoir estudiantin – un séminaire maintenu du côté du boulevard Raspail, en dépit du contexte social – tout autant qu’à l’attrait des nouveautés discographiques. J’ai tout oublié de celles que j’étais venu acquérir ce jour-là, si ce n’est qu’elles étaient certainement prescrites – par LE magazine récemment passé au format hebdomadaire ou par LE programme radiophonique fédérateur des enthousiasmes indie. Je l’avoue, il y avait rarement de salut en dehors de ces deux cautions institutionnelles qui étayaient encore un goût vacillant. Avant d’oser aimer – ou détester, c’est selon – il fallait presque toujours avoir lu ou entendu pour prolonger l’approbation préalable des aînés experts. Souvent, mais pas cette fois-ci. Une chanson d’abord et puis une deuxième qui détournent l’attention des bacs et des présentoirs.  Des morceaux à la fois limpides et saisissants de bizarrerie, imprégnés souvent des distorsions de l’époque sans renier pour autant les traditions folk ou country. Il semblait en émaner, surtout, transparaissant au travers des fragments kaléidoscopiques de cette voix brisée, une tristesse poignante et singulière. Je crois que c’est au quatrième titre – Rainmaker, donc – que j’ai définitivement pris conscience du caractère superflu d’une énième merdouille britpop pour interroger résolument le vendeur sur la source de ces irrésistibles mélodies fracassées et repartir avec un coûteux exemplaire importé de Vivadixiesubmarinetransmissionplot (1995).

Vingt-huit ans plus tard, tout est devenu beaucoup plus compliqué. Mark Linkous a mis fin à ses jours en 2010, laissant derrière lui quatre albums si pleins et parfaits qu’ils suffisaient amplement, pour peu qu’on s’y replonge, à remplir et habiter l’absence. Quatre albums et quelques fragments, donc. Rescapés de séances de studio – principalement celui de Steve Albini, Electrical Audio – et peaufinés, pour certains, à domicile quelques semaines encore avant la mort de Linkous, ils resurgissent aujourd’hui à l’initiative de ses légataires – son frère Matt et sa belle-sœur Melissa. Pour tenter tant bien que mal de transformer ces brouillons inégalement achevés en un digne successeur de Dreamt For Light Years In The Belly Of A Mountain (2006), ces derniers ont eu l’idée, a priori heureuse, de faire appel à des collaborateurs ayant connu trop intimement Linkous pour qu’on puisse les soupçonner d’irrespect : les techniciens Alan Weatherhead et Greg Calbi pour la mise en sons ; Jason Lytle et le neveu de Linkous, Spencer, pour compléter discrètement quelques parties vocales. Il n’en demeure pas moins que les premières écoutes demeurent inévitablement teintées d’appréhensions dont il est difficile d’imaginer qu’elles puissent être compatibles avec la brutalité saisissante des émotions ressenties autrefois, à la découverte de ces chefs d’œuvre qui nous accompagnent depuis une demi-vie. D’abord parce que, avant même les premières mesures, résonnent inévitablement les paroles de Weird Sisters – la deuxième chanson du premier album de Sparklehorse – comme un avertissement lancé d’outre-tombe. « The parasites will love you when you’re dead. » Et c’est vrai qu’on a recensé, au fil des décennies, trop d’opérations posthumes destinées à écluser de façon lucrative des fonds de tiroir plus ou moins bien garnis pour ne pas craindre d’être trompé, ou simplement déçu. On tient beaucoup trop à cet homme et à ses chansons pour accepter d’être convié à une écoute qui s’apparenterait à ces nécessités pratiques inéluctables qui suivent le décès d’un proche : ranger la chambre, vider la maison, tamiser dans le bric-à-brac les quelques supports matériels qui entretiendront les souvenirs heureux et flanquer le reste au débarras. C’est la besogne de deuil des intimes et on n’est pas certain du tout d’avoir envie d’y participer, même de loin. Sur ce point, on est vite rassuré. Le tri a visiblement déjà été opéré par les proches et, même si les arrangements d’époque sont manifestement demeurés dans des états d’avancement inégaux, rien n’est publié ici qui soit indigne d’une exposition publique. Même pour celles qui sont laissées, et c’est tant mieux, sous leur forme initiale de quasi-démos, il est indubitable que Linkous avait conçu ces chansons pour qu’elles puissent être achevées et entendues. C’est déjà un soulagement.

Reste ensuite à se débrouiller avec ce qu’elles évoquent de sens et d’émotions. Et c’est forcément beaucoup plus délicat. Comment écouter, comme si de rien n’était, en faisant abstraction du contexte, ces chansons qui parlent si honnêtement et explicitement de vestiges enfouis puis exhumés (Falling Down), de spectres à la présence incertaine (Kind Ghosts) ou d’échec tragique (I Fucked It Up) ou de rencontre avec le seigneur (Hello Lord) ? La tentation est forte d’entendre trop de cohérence et de recomposer, de transformer cet ensemble pourtant inabouti, en ce qu’il n’est pas : une sorte de testament définitif, de bilan d’outre-tombe teinté d’une forme de prescience sur l’issue à venir. Relire tout ce qui s’est écrit et joué bien avant la fin en repartant de la dernière page. Le syndrome Closer (1980), on connaît ça : la surinterprétation guette, inévitablement, et c’est sans doute une entrave à l’exaltation véritable. Une fois encore, Linkous est sauvé du malentendu à la fois par la qualité admirable de son écriture et par l’intensité brutale de ses interprétations. Les ruptures de ton sont toujours présentes, comme elles l’ont été à chaque rencontre de son vivant, entre stridences électriques saturées (It Will Never Stop ou la reprise de Robyn Hitchcock, Listening To The Highsons) et rémissions apaisées (Evening Star Supercharger et ses faux airs de comptine d’enfance ou Stay, sublime appel conclusif à persister). La voix doublée qui semble flageoler pour mieux vous cueillir, l’intensité tragique et sublime des mélodies : voilà qui choque et qui bouleverse, suffisamment pour dissiper toutes les préventions et les entraves. Presque aussi fort que la première fois.


Bird Machine par Sparklehorse est disponible sur le label Anti-.

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