Sharon Van Etten s’est imposée en douceur comme une figure incontournable dont la reconnaissance a explosé les barrières de l’entre-soi de la scène alternative US. Adulée aussi bien par ses pairs que par les indie kids ou les amateurs de musique plus adulte, elle a réussi à forcer le respect avec des albums qui ne respirent pas forcément la joie. A ce stade de sa carrière, Sharon joue gros avec la sortie de We’ve Been Going About This All Wrong. C’est pile à ce moment qu’elle refuse tout compromis. Aucun single ne sera proposé en teaser avant la sortie de l’album dont le seul titre accrocheur se trouve en fin d’album. Plus synthétique et épique que ses précédents, c’est un disque qui demande une attention particulière si l’on veut se laisser apprivoiser. Derrière sa froideur apparente, on sent pourtant une volonté de s’ouvrir, de communier. Comme Sharon le dit dans cet entretien, sa musique vient de ses blessures, elle ne sait pas comment procéder autrement. C’est cette franchise, cette authenticité et cette absence totale de calcul qui font mouche une fois de plus. Derrière un côté très pro, ces failles et cette générosité se sont ressenties pendant la demie heure d’entretien accordée par l’américaine qui aborde des sujets aussi divers que sa passion pour Fad Gadget ou OMD, que son envie d’écrire plus pour Hollywood.
Il y a quelques mois tu as dit avoir tendance à ne plus trop retravailler tes maquettes. Est-ce le cas avec ce nouvel album ?
Sharon Van Etten : Je pense avoir fait l’inverse (rire). J’ai analysé ces morceaux pendant deux ans. Par contre, je n’ai pas trahi l’esprit des maquettes car on retrouve une bonne partie des enregistrements de base dans les versions définitives. L’expérience aidant, je maîtrise suffisamment bien l’enregistrement en studio pour ne pas avoir besoin de maquettes élaborées. C’est pour ça que je n’ai pas voulu travailler avec un producteur. Je ne souhaitais pas qu’il réinvente les démos. L’idée était de construire un édifice avec mon groupe autour des bases solides que je leur apportais. Avoir depuis peu mon propre studio à la maison m’a beaucoup aidé. Par contre, je n’ai pas cessé de me demander ce que l’album devrait représenter. Je voulais qu’il soit comme une capsule témoin des deux années passées. Il fallait qu’il représente ma vie pendant cette période de confinement le plus fidèlement possible. Ça n’a pas été simple, d’où les réflexions intenses (rire).
Est-ce pour cette raison que tu as choisi de ne partager aucun morceau de l’album avant sa sortie ?
Sharon Van Etten : J’ai joué le jeu de la promotion jusqu’à aujourd’hui. Je dévoilais quelques morceaux avant la sortie d’un disque. Cela revient pourtant à imposer des chansons qui sortent du lot aux auditeurs, et à dévoiler certains thèmes abordés. Ce n’est pas rendre service aux gens qui écoutent un album attentivement. Je veux connaître la réaction des fans qui vont découvrir We’ve Been Going About This All Wrong en entier pour la première fois. Pour cette raison, je n’ai sorti pour le moment que des morceaux qui se retrouveront plus tard en face B. Histoire que l’on soit au courant que quelque chose de plus gros va bientôt arriver. L’ordre des morceaux et la narration sont intentionnels. Ce disque est un cadeau pour les super fans, qu’ils puissent se connecter à ma musique sans arrière-pensée.
Tu as de la chance que ta maison de disques t’accompagne dans cette volonté !
Sharon Van Etten : Jagjaguwar ont été incroyables. Ils m’ont accompagné sur tout le processus pour trouver avec moi un moyen d’y arriver sans me tirer une balle dans le pied. Ma carrière à ce jour ne me met pas en position de pouvoir imposer ce genre de caprice. We’ve Been Going About This All Wrong ne changera pas mon parcours. Il me permettra juste d’avoir une conversation avec mes fans, de leur montrer mon respect et de les challenger. Je n’ai plus envie de jouer le jeu du business de la musique.
Qu’en est-il des prestations live, vas-tu jouer l’album dans son intégralité ?
Sharon Van Etten : J’aimerais bien, mais je ne sais pas encore si ça sera possible. Pour l’instant je suis partagée. J’ai sorti six albums. Ça fait beaucoup de morceaux que mon public souhaite entendre ou que j’ai envie de jouer. Je ne veux pas leur imposer l’intégralité du nouvel album. On verra bien, je tenterai différentes formules. J’ai hâte de remonter sur scène mais ça me rend incroyablement nerveuse. Mon groupe s’est agrandi, mon équipe de tournée aussi. Il va falloir prendre la température et y aller petit à petit tant les règles ont changé ces derniers mois. Je veux que les gens se sentent à l’aise en venant à mes concerts. Les conditions doivent-être réunies pour qu’ils se laissent aller et que l’on arrive à communier.
Pourrais-tu nous parler du Wild Hearts Tour pendant lequel tu vas partager l’affiche avec Angel Olsen et Julien Baker ? Qui en a eu l’idée ?
Sharon Van Etten : Angel et moi. Notre amitié s’est construite avec le temps. Être signées sur le même label nous a permis de partager l’affiche de plusieurs festivals. C’est comme ça que nous avons fait connaissance. Nous avons grandi à la même époque, nous avons des références communes. L’idée de tourner ensemble me travaille depuis un moment. Jusqu’à maintenant, c’était compliqué car nous sortions nos disques presque en même temps et je ne voulais pas créer un sentiment de compétition. Nous avons souhaité inclure d’autres artistes pour créer une sorte de festival itinérant. J’ai la même connivence avec Julien Baker. Elle connait mon fils, elle est déjà restée plusieurs jours chez moi. Spencer s’est ajouté à l’affiche. C’est un artiste que je viens de découvrir. Il est New Yorkais et c’est un producteur de génie. Autant j’adore Angel et Julien, autant il était important pour moi d’apporter une présence masculine. Je voulais un peu de diversité (rire).
Tu utilises de plus en plus d’éléments synthétiques dans ta musique. Pourrais-tu nous dire pourquoi ?
Sharon Van Etten : Je ne veux pas donner l’impression d’écrire sans cesse les mêmes chansons. Mes suites d’accords commençaient à devenir prévisibles. J’ai du mal à faire sonner une guitare acoustique autrement qu’avec un style folk ou country. C’est l’instrument idéal pour voyager et composer, mais j’ai ressenti le besoin de revenir à mon premier amour, le piano. Je ne suis pas une grande pianiste, mais au moins je joue des suites d’accords différents, ce qui me permet de chanter dans un autre registre ou de m’emmener vers des terrains que je n’avais pas encore défrichés. D’une manière générale, le piano me demande moins d’effort de concentration, il permet à mon esprit d’explorer de nouvelles possibilités. Je sais que je chante parfois avec une voix trop haute. Ça me met souvent mal à l’aise, mais si ça fonctionne, je garde la prise. Idem lorsque je chante tout doucement. J’aime les extrêmes qui me sont guidées par les mélodies.
Quelles sont tes préférences en musique électronique ?
Sharon Van Etten : Je suis une fan de Fad Gadget car il mélange l’électronique avec du bruit. Je m’en suis inspiré pour We’ve Been Going About This All Wrong. J’ai découvert ce groupe en même temps que Suicide, au début des années 2000. J’aime aussi beaucoup Dazzle Ships d’Orchestral Manoeuvres In The Dark. Leur titre The Romance Of The Telephone faisait partie d’une sélection de morceaux que j’ai fait écouter à mon groupe pour leur donner une indication de ma nouvelle orientation. On y retrouvait aussi du Scott Walker. Ce ne sont pas des choix qui vont faire décoller ma carrière (rire). Je voulais mélanger ces ambiances. Il y a beaucoup de bruits, de sons orchestraux et de pads. Toutes les chansons ont pris forme avec un clavier et des samples. J’aime le mélange de la guitare, du piano et des instruments électroniques. Les sonorités acoustiques apaisent la puissance de l’électronique.
La pandémie nous a tous profondément affectés. On parle souvent des aspects négatifs qu’elle a fait ressortir. S’il y a du positif à en retirer, c’est certainement la profonde modification de notre rapport à la vie, à nos proches. Cela a-t-il été le cas pour toi ?
Sharon Van Etten : En tant que parent, j’ai l’impression de ne pas encore en être sortie. Je digère toujours ces événements. D’un côté, je dois être plus présente que jamais à la maison. Ces deux dernières années ont été l’idéal pour ça. J’avais pourtant l’impression de vivre une double vie. Il fallait que mon fils croit que tout allait bien, que c’était une aventure. Il avait trois ans quand tout a commencé. Il venait juste de commencer à se faire des amis avant que nous soyons enfermés à la maison et que tout le monde porte des masques. Au moins il faisait beau à Los Angeles. Nous avons passé beaucoup de temps dans le jardin. Quand il a repris l’école, j’ai pu passer du temps dans mon studio et travailler. Pendant quelque temps, nous avons vécu avec moins de pollution. La nature avait repris ses droits, le chant des oiseaux était incessant. Je l’ai d’ailleurs capturé pour l’album. En parallèle, nous vivions avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Ça m’a fait réfléchir. J’ai décidé d’arrêter de me tuer au travail. Je refuse des propositions alors que j’en étais incapable par le passé. Nous avons entendu de beaux discours sur la vie d’après, je fais partie de ceux qui ont décidé de les appliquer.
Écrire des paroles dans le contexte d’une pandémie n’a pas dû être facile. Les mots justes, ceux qui donnent du sens paraissent plus difficiles à trouver pour éviter les clichés. As-tu eu plus de mal que d’habitude ?
Sharon Van Etten : C’est la partie la plus compliquée de mon travail. Je termine toujours par les paroles. Je ne compose que quand je n’arrive pas à exprimer quelque chose qui me perturbe. C’est mon moyen de communication. Je commence par enchaîner des suites d’accords sans réfléchir jusqu’à ce que quelque chose sonne bien. Ensuite, j’y ajoute des mots. C’est ma thérapie. Je les laisse généralement reposer pendant plusieurs semaines, mois ou années pour prendre du recul. Souvent elles ne voient jamais le jour parce qu’elles sont trop sombres ou elles n’ont aucun sens (rire). Quand je ne suis pas d’humeur à chanter, je me vide la tête en notant sur une feuille de papier des extraits de ces vieux textes. J’essaie de me souvenir comment je me sentais ce jour-là. Je complète les paroles, réenregistre les suites d’accords jusqu’à ce que le ressenti soit bon. Je ne veux surtout pas que certains sentiments paraissent trop faciles à partager. Certains d’entre eux sont incroyablement personnels. Ce n’est pas toujours agréable à entendre, mais je ne peux pas me contenter de dire « Fuck COVID », je vais sortir un album de pop ou de dance (rire). J’en suis incapable, tout doit venir de mes blessures, de mes émotions.
Le but de ce déménagement était de diversifier ta carrière, d’écrire des musiques de film ou pour d’autres artistes. Deux ans après qu’en est-il ?
Sharon Van Etten : J’ai déménagé en septembre 2019. Les travaux de mon studio se sont terminés en janvier, et le COVID a frappé en mars. J’ai pu travailler sur des musiques de film avec mon ami Zach Dawes. J’ai aussi composé un morceau pour un film dans lequel je fais une apparition : Never, Rarely, Sometimes, Always. Et puis tout s’est arrêté. J’ai un nouveau projet que j’espère décrocher. J’ai envie de développer de nouvelles compétences qui me permettront de ne plus passer ma vie sur la route.
Tu ne t’es effectivement pas uniquement cantonnée à la musique ces dernières années. Tu as joué par exemple dans The OA ou bien Twin Peaks. Refuses-tu des sollicitations pour te concentrer sur ta musique ?
Sharon Van Etten : La musique est ma passion. Être actrice m’intéresse, mais je ne suis pas très douée. Je préférerais prendre des cours d’improvisation ou d’écriture plutôt que d’accepter un rôle qui ne me correspond pas. J’ai raté beaucoup d’auditions, mais ça ne m’a pas affecté. La musique est ma priorité.
We’ve Been Going About This All Wrong a un son à l’opposé de celui de tes débuts. Réalises-tu à quel point ?
Sharon Van Etten : J’en ai conscience, pourtant, mon premier album éponyme est certainement mon préféré. J’étais juste une personne fragile qui cherchait à donner des concerts. C’est quelque chose que j’entends toujours dans ces enregistrements. Avec du recul, je m’aperçois de ma bravoure. Je suis devenue plus sûre de moi depuis. Ces juxtapositions me séduisent.