C’est peu à peu que se construit un corpus autour de l’histoire des musiques francophones. Nation de critiques plus ou moins prestigieuses, les communautés journalistiques se sont souvent concentrées à passer aux cribles les musiques du monde, et plus particulièrement anglo-saxonnes. On pourrait dire que s’est amorcé un petit retour de manivelle vers les histoires intérieures – même si on verra qu’elles réinterrogent constamment quelque part les notions de frontières, et on en est pour le moins heureux, il n’est pas question ici de cocoricoter, que ce soit dit une bonne fois pour toutes – qui racontent notre quotidien musical, notre environnement sonore – depuis disons les années 60 et l’avènement du rock’n’roll.
S’il existait des tentatives d’écrire l’histoire en direct bien avant son existence, on peut se caler sur l’existence du label Born Bad qui dans une geste plus ou moins inédite, du moins dans cet ampleur, s’est attaché à publier des compilations thématiques des musiques du passé – proche et lointain – qui comme une mosaïque commence à dessiner un visage polyphonique aux pays francophones au sens large (des musiques des Antilles à l’Afrique du Nord, en passant par les rockers de la région parisienne) auxquels je me sens appartenir. En parallèle à des labels anglais ou suisse, souvent précurseurs comme Strut qui apportait une perspective nouvelle à notre histoire par des compilations uniques sur l’univers caribéen d’Henri Debs, notre Berry Gordy à nous, ou au label suisse Bongo Joe et son travail sur le sega réunionnais.
En parallèle de cette écriture hétérodoxe (il faut se plonger sans retenue dans les livrets, cette littérature « grise fluo » rédigée par des historiens plus ou moins amateurs qui n’attend que d’être extraite de leur fourre de carton ou de plexi), ont fleuri quelques ouvrages concernant des moments plus précis, comme des micro phénomènes qui en révélaient beaucoup sur l’histoire secrète de nos musiques populaires. Les éditions Audimat (Musique Journal, Les Siestes électroniques) participent pleinement de cette écriture avec sa revue qui recueille des récits passionnants (j’en ai plein en tête, toujours à porter de main sur ma table de chevet, La vie avant le zouk par Mylène Mauricrace, Une histoire orale du boogie français par Rod Glacial et Ethnofiction ou audiovérité : une histoire partiale d’Ocora par Etienne Menu…).
Après des ouvrages plus attendus (des traductions de Simon Reynolds, ou du best seller underground de Cosey Fanni Tutti), Audimat publie ces temps-ci un récit moins porteur commercialement sans doute, celui de Rhoda Tchokokam, directrice artistique, photographe, critique et auteure : Sensibles, une histoire du R&B français. Cet ouvrage de 300 pages présenté dans un format très beau (papier agréable, format souple qui vit – il s’abime vite, comme s’il absorbait notre lecture, les trajets qu’il effectue et les positions qu’il subit, il se personnalise, il devient nous, c’est une réussite totale au niveau graphisme) déroule l’histoire peu connue d’un pan entier des musiques soul et urbaines en français. Passionnant, l’itinéraire de cette musique états-unienne, compagne de route du rap (devenu tout puissant), nous amène à repenser ces mélodies entêtantes qui pulsaient sur les ondes des années 1990 et 2000 et qu’on trouvaient au mieux inoffensives, au pire, irritantes. Et pourtant, le livre nous raconte cette trajectoire insensée, hybride qui tenait à la fois de l’imitation imparfaite d’une musique américaine, mais qui à la fois encapsulait un présent complexe et explosait la notion de frontières : de l’Afrique francophone, aux Antilles en passant par le Maghreb (le fameux mutant Raï&B); la soul d’ici, faute d’histoire officielle, s’inventait au présent, comme une alternative à la variété à papa pour les nouvelles générations, celles qu’on a dite « des banlieues » mais plus encore. Alternative aussi aux chanteuses québécoises (Céline, Lara) qui touchaient sans doute une frange plus provinciale du pays. Le livre revient sur son histoire chaotique, ses échecs, ses malentendus, ses succès aussi, et le patrimoine unique qu’il laisse derrière lui.
Rhoda Tchokokam en plus de varier les genres (d’un récit autobio à une histoire orale, en passant par un déroulé chronologique précis, des portraits de ses acteurs les plus notables : K-Reen, Vibe, Matt Houston, Afrodiziac…) – ce qui apporte une dynamique à la lecture, réussit à dégager des thématiques évidentes qui agitent en ce moment les débats contemporains : émancipation des femmes musiciennes, focus sur le racisme et le sexisme ambiant des milieux musicaux, mépris ou ignorance des diversités culturelles, et mise à nu d’un système ultra-libéral qui est celui des maisons de disques, avec cette règle du jeu souvent tacite du succès ou rien (ou pas grand chose). C’est peut-être ce qui reste à la fin, la redécouverte de ce qui fait aussi le sel de la musique, cette machine à broyer qu’on peut retrouver dans toutes les histoires de maisons de disque depuis la nuit des temps, finalement. C’est aussi ce qui fait la grandeur d’un livre qui raconte des êtres humains au-delà des musiciens et des entrepreneurs, des ressentis, des feelings. Et impossible de se lasser de découvrir et de réécouter, sortis de leur contexte les pierres angulaires de cet édifice fragile (une exhaustive discographie 1991-2010 en point final de l’ouvrage), les ébats douloureux avec le rap dominateur à travers ces fameux refrains qui l’amèneront au pinacle (le succès populaire ultime, sans doute les armes pour toucher au plus profond de la population) sans ou avec peu de reconnaissance à la clé, et l’exfiltration des chanteuses – et chanteurs – vers le Zouk… Une aventure bouclée et sans lendemain? Du tout. Rhoda Tchokokam le laisse entendre au final, les « musiques urbaines » (avec une explicitation éclairante de ce terme en début d’ouvrage) ont envahi nos ondes en dominatrices sans partage, comme une revanche pour ce mouvement : impossible de ne pas déceler les influences du R&B quand on écoute Aya Nakamura, Naps ou Gims, ou bien d’autres. Sensibles, un ouvrage incontournable et une pleine réussite sur cette parenthèse (dés)enchantée de l’histoire tricolore. Noir blanc rouge, bien sûr.