Selectorama : Terry Hall – Something Special par Nicolas Sauvage

Terry Hall
Terry Hall / Photo : DR

On connait l’immense talent du bonhomme. Son brelan de livres dédiés à trois des artistes britanniques qui ont chanté / chantent (presque) mieux que quiconque un quotidien désœuvré / fantasmé  (rayez la mention inutile) est un corpus de référence pour toutes celles et tous ceux qui se sont amourachés un beau jour de la pop britannique. Alors, pour transformer cette main en carré d’as et après avoir tout raconté des aventures musicales et mélodiques de Paul Weller, Damon Albarn et Morrissey, Nicolas Sauvage avait bien sûr l’embarras du choix. Comme souvent (toujours ?), c’est son cœur qui l’a emporté sur la raison – mais après tout, quoi de plus normal pour cet incurable romantique. Son dévolu, il l’a donc cette fois porté sur Terry Hall – entre autres parce que comme beaucoup, il a été je crois particulièrement touché par la disparition subite du chanteur un dimanche de décembre 2022 ; entre autres parce que comme certains, il est fasciné depuis longtemps par cette figure de l’ombre d’une scène britannique en perpétuelle (r)évolution depuis plus de quarante ans, (r)évolution menée par des artistes qui avaient / ont une assez sainte horreur de la répétition. Ce que Hall, au gré de diverses incarnations et collaborations, de quelques ratés mineurs et surtout d’une série chefs d’œuvre majeurs – mais bien sûr souvent ignorés, en particulier dans nos contrées –, a su incarner avec une élégance assez époustouflante.

Dans un style qui est devenu sa marque de fabrique, Nicolas Sauvage décline avec moult détails et anecdotes historiques les faits et gestes de Terry Hall le temps de trois cents pages d’une richesse inouie : il évoque les appétences musicales et la mélomanie aigue qui ont conduit cet artiste natif de Coventry à se métamorphoser avec un brio désarmant – et très souvent pour le meilleur (voire plus que ça – au hasard, dans le désordre et en toute subjectivité, les deux albums solo des années 1990, les deuxièmes albums de  Fun Boy Three et de The Specials ou bien sûr le premier album de The Colour Field, Virgins & Philistines, qui dans un monde un peu plus juste aurait dû être Ocean Rain à la place de Pacific Street et Rattlesnakes …) ; il est bien sûr question du label Two Tone, du ska, de violences sociales et politiques, de réinvention, de fuite en avant pour mieux embrasser le présent, d’erreurs et de résurrection. Nicolas Sauvage loue aussi cette voix détachée qui mieux que n’importe quelle autre a chanté le désarroi masculin à l’orée des années 1980 – Friday Night Saturday Morning de The Specials en vignette kitchen sink d’un réalisme magnifiquement désabusé. Comme toujours, l’auteur a le sens de la formule, le souci des affiliations et des liens de parenté et raconte ainsi avec passion le parcours de cet homme surnommé un temps le Buster Keaton de la pop pour sa volonté de ne jamais sourire sur les photos des années Fun Boy Three – il aura quelque dix ans plus tard la bonne idée d’intituler un de ses albums solo Laugh… Un homme qui fait aussi œuvre de point commun entre les trois artistes au sujet desquels Nicolas Sauvage a déjà écrit : contemporain de Paul Weller, lié à Morrissey pour avoir entre autres embauché le guitariste Craig Gannon à ses côtés et parangon de Damon Albarn – qui, s’il ne lui doit pas tout lui doit quand même beaucoup. Succès, doutes, amours qui se transforment en tube outre-Manche et Atlantique – Our Lips Are Sealed, magnifique –, dépressions, bipolarité (diagnostiquée sur le tard, au début du XXIe siècle), reprises, hits oubliés, échecs nourrissent cette biographie passionnée et passionnante où l’on croise Madness, Burt Bacharach, Boy George, Sinnead O’Connor, Nick Heyward, Andy Partridge, Ian Broudie et tant d’autres. Une biographie qui s’adresse autant aux béotiens qu’à toutes celles et tous ceux qui ont vu assez tôt en Terry Hall le modèle parfait d’une certaine idée de la coolitude – comme ce fut en particulier le cas Allée des Gardes Royales, à Versailles. Alors, pour donner une idée un peu plus précise du talent de Terry Hall et de ses influences plurielles qui lui ont permis de mener cette carrière singulière, Nicolas Sauvage a choisi dix titres comme emblématiques de cet artiste disparu trop tôt.

01. The Specials, Man At C&A (1980)

Man At C&A restera comme l’un des nombreux temps fort de l’imposant More Specials. Exception faite de quelques bricoles composées pour Squad, le groupe punk dans lequel il jouait à la fin des 70’s, il s’agit de la première chanson signée Terry Hall. Il s’agit plus précisément du premier et dernier morceau à porter la double signature Terry Hall/Jerry Dammers. Les deux artistes atteignent un premier pic de créativité à cette période et on peut regretter qu’il n’existe que cette unique création commune. Comme les Rolling Stones le firent précédemment avec le blues, les Specials sont parvenus à dépasser leur intérêt pour les musiques jamaïcaines en créant un style qui n’appartient qu’à eux. C’est flagrant sur cet extraordinaire morceau qui ne doit finalement plus grand-chose à Prince Buster ou aux Maytals. Après des centaines d’écoutes, je suis toujours frappé qu’une telle sophistication sonne de façon aussi naturelle. L’architecture complexe de la chanson ne prend jamais le pas sur son immédiateté et les Specials parviennent ici à s’adresser simultanément au corps et à l’esprit. J’adore l’énergie qu’apporte Neville Staple, un complément parfait à cette sorte de flegme caractéristique du Terry Hall de ces années-là. On s’attarde un peu moins souvent sur le formidable binôme Horace Panter/John Bradbury que sur le génie visionnaire de Dammers. Si cette dernière notion est indiscutable, je crois que, si les Specials de ce deuxième album furent aussi brillants, c’est également en raison d’une complémentarité assez rare pour un tel effectif.

02. The Specials, Friday Night, Saturday Morning (1981)

Et dire qu’il s’agit d’une face B, ou d’une Face A/Side Two pour conserver l’esprit originel de la ligne éditoriale de Two Tone. On ne va pas s’amuser à établir une comparaison entre ce morceau et Ghost Town, mais tout de même… Une chanson comme celle-ci aurait fait un sacré single. Cette fois, Terry Hall est à l’origine de la mélodie du morceau, une curiosité pour ce non-instrumentiste revendiqué. Son texte est brillant et le chant est à l’avenant. On devine peu à peu une sensibilité plus pop qui se révèlera pleinement avec The Fun Boy Three. On entend aussi cet inimitable spleen britannique que les grands interprètes parviennent à rendre paradoxalement euphorisant. Les amateurs de Terry Hall savent que Friday Night, Saturday Morning est déjà un morceau-pivot dans la carrière de l’artiste. La version qu’en donna Damon Albarn au moment du décès de son ami prouve que la place de cette magnifique chanson s’est consolidée au fil des années. Ce n’est pas le morceau le plus populaire des Specials, mais c’est pourtant devenu un véritable classique du groupe, 

03. The Fun Boy Three, Way On Down (1982)

Le lancement de Fun Boy Three est un acte de bravoure assez rare dans le monde de la pop. Neville Staple, Lynval Golding et Terry Hall auraient pu faire le dos rond et considérer que le succès des Specials était suffisant pour compenser le leadership autoritaire de Jerry Dammers. Nous savons désormais que les trois hommes firent un autre choix. Sur le plan artistique, ce premier album est également un acte de bravoure. Au lieu de capitaliser sur un british ska toujours bankable en ce début d’année 1982, les Fun Boy Three ont décidé de partir d’une page blanche, quitte à s’aliéner une partie du public des Specials. Dans le genre “saut dans le vide”, on pense forcément au changement de cap que prendra Paul Weller quelques mois plus tard avec le Style Council. D’un certain point de vue, la comparaison peut s’établir sur le plan artistique. Avec le premier Fun Boy Three, Terry Hall et ses acolytes s’offrent une totale liberté. Il en ressort une musique inclassable et aventureuse, mais régulièrement enthousiasmante. L’approche rythmique tribale, la fausse naïveté mélodique, les étonnantes interventions de Dick Cuthell, la volonté de faire table rase du passé, font de Way On Down l’un des morceaux-clés de ces Fun Boy 3 de 1982. Sur ce point, les mots “Where do we go to from here ? What kind of sound do we follow ?” – paroles introductives de la chanson – sonnent pratiquement comme une déclaration d’intention.

04. The Fun Boy Three, Our Lips Are Sealed (1983)

Au mitan des années 1990, Terry Hall déclarait qu’il pourrait presque vivre uniquement des royalties de cette chanson. Nous sommes donc en présence d’un hit certifié. Résultat d’une unique mais fructueuse collaboration avec Jane Wiedlin, la genèse du morceau remonte à la première tournée des Specials aux USA. La guitariste des Go-Go’s et Terry Hall ont eu une courte liaison et le groupe américain a partagé l’affiche avec les Specials à plusieurs reprises. Cette toile de fond explique en partie la correspondance régulière entre les deux groupes et surtout, le fait que Our Lips Are Sealed a connu plusieurs vies. Énorme succès pour les Go-Go’s en 1981, la première version sonne comme un petit classique power pop caractéristique de cette période. La voix haut-perchée de Belinda Carlisle, la production ultra efficace de Richard Gottehrer, tout était réuni pour en faire un hit qui n’a pas grand-chose à envier aux singles de Blondie. Les Fun Boy Three auraient pu se contenter de creuser le même sillon et probablement d’empocher le pactole. Or, Terry Hall ne redoutait rien de plus que la stagnation artistique. Pour lui, l’idée de se répéter tenait du cauchemar. Il reste donc assez peu de chose du single à succès paru deux ans plus tôt. Sur le plan instrumental, l’interprétation de Fun Boy Three est plus proche de ce grand fourre-tout nommé new wave que de la pop énergique des Go-Go’s. Il y a surtout une approche vocale davantage intimiste qui me semble coller plus justement au texte. S’il fallait choisir son camp, j’opterai sans hésitation pour cette relecture de 1983. Ce point de vue ne fait pas forcément l’unanimité… Lorsque j’ai discuté pour la première fois avec Horace Panter, il a été question de ce morceau et de ces deux approches dissemblables. Pour lui, il n’y a aucune hésitation, la version de référence est, et restera, celle des Go-Go’s ! Mon avis est différent.

05. The Colour Field, Castles In The Air (1985)

Autre groupe, autre univers. En tout cas en apparence… Ce qui me fascine chez Terry Hall s’explique en partie par ce qui s’apparente à des nouveaux départs, mais qui, de mon point de vue, constitue en réalité l’apparition progressive d’innombrables sources d’inspirations et en définitive, une évolution parfaitement logique. Dans le livre, j’évoque notamment l’intérêt du jeune Terry Hall pour le glam de David Bowie, l’art-rock de Roxy Music ou les singles de Tamla Motown. Ces références ne sont pas forcément intelligibles sur le premier disque des Specials et pourtant, elles sont très antérieures à l’arrivée du chanteur dans le groupe. De fait, les nombreux changements d’identité qui accompagnent sa carrière paraissent de prime abord indiquer une instabilité artistique. En réalité, c’est tout le contraire et le parcours de Terry Hall est d’une grande cohérence lorsqu’il est observé dans son ensemble. De ce point de vue, le premier disque de The Colour Field n’est en aucun cas une rupture avec l’aventure Fun Boy Three. Il représente l’aboutissement d’un idéal pop et d’une approche artisanale du songwriting que le musicien pousse ici au bout de sa logique. Avant la fâcheuse débâcle du deuxième album, The Colour Field n’était pas loin du groupe parfait. Galvanisés par l’émergence de formations comme les Smiths, The Pale Fountains ou Aztec Camera, Hall et Toby Lyons ont décidé d’unir leurs talents et de constituer l’un de ces fameux grands tandems d’auteur-compositeur. Et pour quel résultat ! Il faudrait presque tout citer sur le premier album, mais Castles In The Air représente pour moi l’apogée de ce Colour Field première manière.

06. The Colour Field, Thinking Of You (1985)

Quelle mélodie ! En quelques années, Terry Hall devient un parolier brillant ainsi qu’un chanteur remarquablement expressif. Cet état de grâce débute avec le second disque de Fun Boy Three et atteint son apogée avec Virgins & Philistines. Il n’y a pas grand-chose de dispensable au cours de ces trois années magiques. Le fait que le premier album de Colour Field reste si méconnu est un mystère. Avec ce morceau d’ouverture, j’ai l’impression d’entendre le chaînon manquant entre Pacific Street et Our Favourite Shop, ce qui n’est pas rien. Je place l’album et ses singles à ce niveau-là et Thinking Of You n’a rien perdu de son pouvoir d’attraction quarante ans plus tard. Cette chanson est un classique, rien de moins.

07. Terry Hall, What’s Wrong With Me? (1994)

Encore une source d’étonnement ! Les deux disques que Terry Hall a sortis sous son nom ont eu un succès commercial des plus limités. Pourtant, l’année 1994 était particulièrement accueillante pour la pop britannique classique et Home s’inscrit incontestablement dans cette veine. Avec des gens comme Craig Gannon, Les Pattinson ou Ian Broudie à ses côtés, le chanteur a envisagé ce premier album solo comme un travail de groupe et le groupe en question fait preuve d’une parfaite complémentarité. Les chansons sont presque toutes impeccables et le chant de Hall est d’une beauté à couper le souffle. Alors que s’est-il passé ? Je l’ignore mais avec un titre comme celui-ci dans le lot, on peut se dire que cet échec relève de l’injustice. Comme on le devine dans la phrase “Love me although I’m fat and almost thirty-three”, une partie des chansons a été écrite bien avant la publication du disque (Terry Hall avait 35 ans en 1994). Cela signifie d’une part que le passage à vide de l’épisode Vegas n’était peut-être pas aussi sérieux que ça et d’autre part, que le répertoire de Home a été construit avec le plus grand soin. Coécrite avec Nick Heyward de Haircut One Hundred, What’s Wrong With Me est à mon sens un grand single oublié du disque. Le texte est aussi drôle que touchant et Terry Hall chante une fois de plus divinement. Comme je le suggère dans le livre, sa prononciation du mot “burn” peut suffire à faire mon bonheur, c’est dire si j’aime ce morceau !

08. Terry Hall, Ballad Of A Landlord (1997)

On ne va pas ergoter, Ballad Of A Landlord est un chef-d’œuvre ! La comparaison peut sembler étrange, mais cette chanson m’évoque le Pulp des grandes années, particulièrement le temps du pont. Tout semble couler naturellement sur ce morceau mid-tempo d’une grande finesse. En termes d’écriture et de composition, je pense que c’est le sommet de la collaboration entre l’ancien Coulour Field et Craig Gannon. Mais une fois encore, peu de gens ont prêté une réelle attention au Terry Hall de ces années-là et Laugh est rapidement devenu un classique des bacs à soldes au moment où Be Here Now se vendait à des centaines de milliers d’exemplaires. Que dire ?

09. Terry Hall, Close To You (1997)

Depuis ses premiers pas au sein des Specials, l’exercice de la reprise a occupé une place importante dans la carrière de Terry Hall. La variété stylistique des titres repris raconte beaucoup sur sa vie de mélomane et sur son ouverture d’esprit. Pour la période Laugh, on peut ainsi l’entendre chanter des morceaux de Lennon, de Bob Crewe, de Television ou encore de Bacharach via cette très belle reprise de Close To You. J’apprécie particulièrement le dépouillement de cette version dont les discrets arrangements n’ont pour seule fonction de mettre en valeur la voix du chanteur. Le résultat me convient parfaitement. Hall était un amoureux de cet art noble qu’est le songwriting. Il considérait que la chanson était plus importante que son interprète, systématiquement. Cette humilité est évidemment appréciable, mais il faut tout de même ajouter qu’il a sublimé pas mal de morceau. C’était un extraordinaire interprète.

10. The Specials, I Don’t Mind Failing In This World (2021)

Le moment où la boucle se boucle. Protest Songs 1924–2012, l’ultime album des Specials, est vraiment très bon. Mais au-delà de ses qualités, il fait également apparaître quelques éléments intéressants. En premier lieu, il ne reste ici que trois membres du groupe. Cette configuration de trio fait forcément écho aux deux groupes constitués par Terry Hall après son départ des Specials. Ensuite, il est l’initiateur de ce disque de reprises dont la genèse remonte à l’épidémie de COVID. À cet instant, le chanteur semble se questionner sur l’héritage de son groupe de cœur et le choix de ces protest songs n’est, en ce sens, pas anodin. Enfin, l’une des grandes qualités du disque tient au fait qu’il ne reste presque plus rien du style qui a fait le succès des Specials originels. Hormis la reprise de Get Up, Stand Up que chante Lynval Golding, la musique jamaïcaine brille par son absence. En lieu et place, le groupe fait la part belle à une sorte de folk sans âge et lorsque les morceaux originaux s’écartent de cette idée, c’est dans ce sens qu’ils sont réarrangés. I Don’t Mind Failing In This World est l’œuvre de Malvina Reynolds, une musicienne de folk relativement méconnue en Europe. L’idée de boucle évoquée plus haut concerne aussi le grand intérêt que Terry Hall a toujours porté aux interprètes féminines. Pour le reste, il chante ces mots comme s’il les avait écrits. Sachant que cette voix s’est tue, ce morceau a désormais une épaisseur supplémentaire et l’émotion qui s’en dégage est particulièrement intense.


Terry Hall – Something Special par Nicolas Sauvage est disponible aux editons Le Boulon

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