Des claques, j’en ai prises. Des virtuelles, des réelles. Des claques données par des chansons, des disques, des filles. Non, jamais par des garçons. Enfin, pas directement. Parce que, bien sûr, vous avez raison : derrière les chansons, derrière les disques, il y a souvent eu des garçons. La dernière claque en date – assez violente sur l’échelle des émotions – remonte à l’automne dernier. Un jeune homme que je connais – mais pas si bien que ça –, que j’ai croisé – mais pas si souvent que ça – envoyait les fichiers audio de son premier album à tous ses souscripteurs – via l’excellente structure Microcultures. Ce jeune homme, donc, venait de terminer un disque dont on devinait une gestation longue et parfois douloureuse – mais quand un disque raconte les morceaux d’une vie, je ne vois pas comment il pourrait en être autrement. Un disque qui parle de lui, mais qui, ai-je compris dès les (presque) premiers mots (“Moi qui fais tout pour t’épater / qui cherche ton admiration / Je passe mon temps à t’assommer / Quand je ne passe pas pour un vrai con…”), allait aussi parler un peu de moi. Et puis, tant qu’on y est, de vous également. Un disque qui ne fait pas tout à fait les choses comme les autres. Un disque ancré dans la musique d’ici – ces textes encore, comme autant de nouvelles qui pourraient exister par elles-mêmes –, mais aussi tourné de l’autre côté de l’Atlantique.
Car Chemin Vert (c’en est le titre), c’est un peu comme si Verlaine (Tom pas Paul) était venu décrocher la Lune à Paris. Car Chemin Vert, c’est un peu comme si Fisher (Joseph, pas Price) était parti avec ses carnets noircis de mots cinglants et de phrases brillantes à New York, vers 1976 – avec lors du voyage retour, un détour par Manchester en 1979. En huit chansons et une reprise — une adaptation, plus exactement (Disorder de Joy Division est devenu Désordre) –, le prénommé Antoine, alias Joseph Fisher donc, raconte un quotidien qu’on a presque tous vécu de près ou de loin — la chanson éponyme mériterait d’ailleurs de se métamorphoser en long métrage (j’ai quelques idées pour le casting) – sur fond de pop tendue et urgente. Il n’y a ici aucun bavardage inutile, rien de superflu : les mots sont justes, les arrangements, au diapason. Guitare, basse, batterie, voix (deux, dont une féminine, sur l’entrainant Partageur Et Partagé) habillent des chansons dont on ne sort jamais tout à fait indemne – et pourtant, vous pouvez me croire sur parole, on a qu’une envie : y retourner les yeux fermés. Dans quelques jours, Chemin Vert sera disponible en version physique. Alors, on a voulu savoir ce qu’Antoine pouvait écouter lorsqu’il n’écrivait, ni ne composait. Le résultat est bien évidemment surprenant. Mais entre nous, pouvait-il en être autrement ?
1. Pierre Barouh, Viking Bank (1977)
Il y a tout dans cette chanson de Pierre Barouh. L’introduction avec la météo marine de France Inter, dont comme beaucoup de gens de mon âge je suis un peu nostalgique car elle marquait le début de soirée sur Inter – et donc la diffusion de l’émission de Bernard Lenoir. La météo marine est d’une grande poésie avec ses secteurs énigmatiques et ses coups de vent en cours ou prévus. C’est cette chanson de Barouh qui m’a donné l’idée de me choisir le nom de Fisher comme pseudonyme avec derrière l’idée de créer un groupe où chacun aurait un nom de secteur et on se serait appelé Cormarty, Tyne, Dogger & Fisher, comme Crosby, Stills, Nash & Young. (J’avais choisi la place de Young, me prenez pas pour plus con que je ne suis.) Ca s’est pas fait. Ca se fera pour le prochain album, peut-être. Barouh est un branleur magnifique, un faux feignant, un vrai flâneur, un peu bandit, et avec un flair incroyable, mais toujours un peu en retrait. C’est un peu le George Harrison de la chanson française – mais qui ne se serait pas fait doubler par Clapton quand ça devient trop technique. Il utilise des mots simples, raconte une histoire en 4 minutes, comme dans La Bicyclette (pour Montand) ou Des Ronds Dans L’Eau (pour Hardy). Sa mort m’a laissé un peu orphelin. A son enterrement, Delphine Horvilleur a résumé sa vie d’une phrase très belle : « Ne demande pas ta route à quelqu’un qui la connaît, tu risquerais de ne pas te perdre. »
2. Buzzcocks, Why Can’t I touch It (1979)
J’ai toujours autant envie de la poser sur la platine en fin de soirée 30 ans après l’avoir entendue pour la première fois. Why Can’t I Touch It est une face B des Buzzcocks (de Everybody’s Happy Nowadays). Et puis alors que j’écrivais ces lignes, j’ai appris la mort de Pete Shelley. Pour moi, les Buzzcocks sont vraiment les plus grands de la vague Punk. Bien sûr, il y a New Rose des Damned, et le premier Pistols, c’est pas de la petite bière mais tout de même : les Buzzcocks (d’ailleurs on devrait dire « Buzzcocks » comme on dit « Queen »), c’est une véritable grâce, une urgence et aussi un message à merveille incarné par le solo de Fast Cars : deux notes. Et ça marche. Mais la plupart des morceaux des Buzzcocks sont bien plus élaborés, tout en restant des morceaux joués en barré à la volée, portée par la voix lumineuse de Pete Shelley (et par celle de rogomme de Steve Diggle – mais j’aime mieux celle de canard de Devoto). Cette chanson je l’ai découverte dans le coffret Buzzcocks. Le premier coffret que je me sois offert en vinyle.
3. Mathieu Malon, Tu étais Mon Pote (2014)
Il n’y a pas beaucoup d’auteurs compositeurs français dont je me sens proche et pour m’en sentir proche il faut que je sois un peu jaloux, que j’ai l’impression qu’on marche sur le même chemin – et qu’il y marche mieux que moi. Comme Mathieu, j’ai grandi dans les années 1980 et je ne peux pas être nostalgique de cette période où tout était dégueulasse : les orchestrations, les fringues… le modèle c’était quand même Tapie. Du coup, je n’ai aucun goût pour les sons synthétiques que je trouvais abominables déjà. Pour moi, les années 1980, c’était les soirées toc où je restais dans mon coin parce que j’étais sinistre. L’alcool m’a désinhibé et permis d’aller vers les autres – même ceux qui n’écoutaient pas les Smiths. J’ai le sentiment que Mathieu a eu une adolescence proche de la mienne et que ça se ressent dans ce qu’il écrit. Il fait de la musique depuis longtemps et il taille sa route sans avoir l’air de se poser trop de questions sur sa légitimité – ou alors ça fait longtemps qu’il n’a plus à se la demander, son œuvre parle pour lui. Dans ce morceau précis, je trouve qu’il capture à merveille ce que c’est que l’amitié, de ce qui ne peut se rompre, malgré la disparition d’un des protagonistes, l’éloignement ou les foirades. Et la dernière phrase, je pense qu’on est un sacré paquet à se dire qu’on aimerait l’avoir trouvée. A côté de ça, c’est aussi un chic type, de ces gens qui vous portent. Il y a d’autres musiciens qui ont aussi cet effet sur moi, comme Orso Jesenska, Kim, notre Daniel Johnston sous speed, ou Jérome Laperruque, le plus brillant des hommes de l’ombre. Ils m’ont encouragé, appuyé. Je leur dois beaucoup.
4. Vinicius de Moraes & Maria Bethânia, Apelo (1972)
C’est sans doute la plus belle chanson de cet album magnifique de 1971, second volet de celui enregistré en Buenos Aires en 1970 avec à chaque fois Vinicius et Toquinho à la guitare. Ces deux faux disques live (ils ont été enregistrés en studio en Argentine et les applaudissements viennent bien de la Fusa, le club mythique où ils étaient chez eux) sont pour moi des horizons indépassables de cette cold wave tropicale que l’on appelle aussi la bossa nova. Les chansons qui figurent sur ces albums, des standards pour la plupart donc beaucoup écrits par Vinicius de Moraes et Baden Powell, sont ici interprétées à l’os : une guitare, une basse, une batterie, un peu de piano et des voix qui se mêlent. Sur Apelo, on touche au divin, avec ces trois parties distinctes, la première chantée par Vinicius, la seconde par Maria Bethânia et la troisième parlée par Vinicius, toutes dans une tonalité différente avec, bascule folle, une descente de TROIS demi-tons entre la première et la seconde (et une remontée de CINQ demi-tons ensuite). Il y a bien sûr la petite prouesse technique qui fait glisser ces ruptures mélodiques sans qu’on ne les sente, mais surtout la volonté de laisser chacun s’exprimer dans la tessiture où il donne le meilleur de lui-même. Et c’est beau, mon Dieu, que c’est beau.
5. Georges Brassens, Supplique pour être enterré sur la plage de Sète (1966)
Avec Pete Seeger, Dylan et Joan Baez, Brassens est sans doute ce que j’ai le plus écouté à la maison (je vous épargne Purcell et Bach, pour gagner du temps). J’aime Brassens et je conchie ceux qui croient qu’ils se limite à sa pompe. Ses textes sont des orfèvreries et cette supplique pour être enterré sur la plage de Sète ne déroge pas à la règle. Elle me touche d’autant plus que c’est comme ça que repose mon père. Il est mort en 2014, dix jours avant que je n’enregistre mon premier EP, et sa mort a eu une certaine influence sur cet enregistrement, très dépouillé. A l’été, on a pris ses cendres et on les a répandus dans l’Océan, sur la plage qu’il préférait au monde. Du coup, j’ai du mal à écouter cette chanson maintenant, elle résonne encore plus, surtout le passage « Vous envierez un peu l’éternel estivant/qui fait du pédalo sur la vague en rêvant/qui passe sa mort en vacances. » J’ai le souvenir merveilleux de l’avoir chantée avec Nicolas, la moitié du groupe de drone M[[O]]ON, sur la terrasse de mon appartement le jour où j’y ai emménagé. Les interprétations en public de Brassens contrastent avec ses enregistrements. Il y est tellement touchant, il se plante dans ses accords, il se mélange dans les paroles, il regarde par terre – ses textes ? Et puis je m’identifie à lui un peu parce que comme moi il a commencé tard – à un âge où on a un peu le sens du ridicule.
6. The Primitives, Crash (1988)
Je pense que c’est peut-être une des chansons que j’ai le plus écouté de toute ma vie. Le premier album des Primitives a tourné en boucle chez moi et notamment ce titre que je repassais sans cesse. Simple, efficace, avec son petit riff qui fait sauter dans tous les sens. C’était ma première musique dansante à moi, qui écoutait plutôt de la chanson pas très énergique. J’avais 18 ans et je ne pensais vraiment pas que quoi que ce soit d’intéressant puisse venir de Coventry. Il y avait ces guitares efficaces et emballées, cette boite à rythme, et la voix de Tracy Tracy qui n’en faisait pas des caisses mais sonnait juste et cristalline. Pour moi le rock, c’est bien davantage les Primitives que Buddy Holly. J’imagine que le rock, c’est les disques qui font sursauter tes vieux quand tu es adolescent.
7. Yves Simon, L’Aérogramme de Los Angeles (1975)
Je suis amoureux d’Yves Simon depuis qu’à l’âge de 15 ans il m’a dédicacé son livre Océans dans une triste foire aux livres. C’était la première « vedette » que je croisais de ma vie et je crois que c’est la seule dont j’ai un autographe. Il m’apparaît depuis toujours comme un auteur et compositeur très sous-estimé, alors qu’il a sorti des disques absolument splendides, comme Raconte-toi, sur laquelle il n’y a pas un seul de ses « tubes » et où figure au milieu de la Face A ce très bel Aérogramme de Los Angeles. J’aime autant cette période (où il chante d’ailleurs une chanson avec la femme de Pierre Barouh, Dominique) que la suivante, moins folk et plus synthétique, avec des merveilles comme Ma jeunesse s’enfuit que j’écoute bien différemment aujourd’hui que quand j’avais 15 ans ou même Amazoniaque (qui me faisait un drôle d’effet) ou Qu’est-ce Que Sera Demain. Je me souviens qu’Alain Maneval passait beaucoup de morceaux d’Yves Simon, ce qui à l’époque valait pour moi tous les imprimaturs.
8. Julien Baer, Ecrit à la main (1999)
On passe si facilement d’Yves Simon à Julien Baer. Je le tiens pour une des plus belles plumes de ces vingt dernières années, gâchée par une incroyable folie et une capacité à renâcler devant l’obstacle. Tous ses albums sans exception sont excellents mais j’ai une passion toute particulière pour Cherchell, le second, que j’ai la chance de posséder en double 10’’. Ecrit à la Main fut le single, qui suivait Le Monde s’écroule, tiré de l’album précédent. Cette chanson, c’est totalement lui. Un type d’une discrétion folle, qui sait ce qu’il veut mais change d’avis toutes les dix minutes, qui pourrait tout faire et peut-être ne se réalise qu’en se perdant. J’ai tenté de l’interviewer pendant plus d’un an. Avant de laisser tomber et de comprendre qu’en fait, il ne voulait pas plus être interviewé qu’il ne veut monter sur scène, parce qu’il trouve que ses disques parlent pour lui et qu’il n’a rien à rajouter. Je comprends ça. Il me manque. Je crois que je vais le rappeler. J’aimerais bien qu’il me dise ce qu’il pense de mon disque. J’ai beaucoup pensé à lui en écrivant Chemin Vert.
9. John Barry, Capsule in Space (1967)
Il y a chez John Barry une forme de flamboyance inquiétante qui, je trouve, a été rarement aussi magnifiée que dans ce morceau, que l’on entend dans l’ouverture extrêmement angoissante d’On ne vit que deux fois, un James Bond de 1967 dont le scénario a été écrit par Roald Dahl. Les instrumentaux de John Barry m’accompagnent depuis très longtemps, à une époque où j’avais découvert dans je ne sais plus quel magazine, ado, qu’il avait été le premier mari de Jane Birkin. J’ai une vraie fascination pour les BO et leurs créateurs : Morricone, bien sûr, Schifrin, évidemment, mais aussi Cosma, Michel Magne ou François de Roubaix – la musique de La Scoumoune me tue dès les premières notes. Il y a souvent une très grande inventivité. Delerue est capable d’écrire le Thème de Camille, dans Le Mépris, et le générique du Cerveau, dont j’ai le 45t depuis ma tendre enfance et que je chéris par-dessus tout. Moi qui aime tant les mots, j’aime aussi la musique sans parole. Ça me repose.
10. Eddy Mitchell, Sur la route de Memphis (1976)
Obsession pour les sauts de demi-tons ? Peut-être. Mais alors aussi pour le génie français. J’ai longtemps détesté les yéyés, et j’avais globalement raison. C’est fou de se dire qu’avec le recul, la personne la moins intéressante de toute cette période ça reste le pitre Johnny. Les débuts d’Eddy Mitchell sont comme ceux des autres : on singe ce qui se fait aux États-Unis. Mais dès le début des années 1970, Eddy emprunte une autre route, la sienne, celle qui relie Nashville à Belleville. Et c’est à Nashville qu’il emprunte cette chanson de Tom T. Hall, That’s How I Got to Memphis pour la ramener par chez nous. Ce texte est un modèle du genre : on devrait le faire étudier dans les écoles (coucou Christophe Basterra !). En moins de trois minutes et quatre couplets, l’histoire commence, se déroule et finit en éclairant d’un jour totalement nouveau tout ce que l’on vient d’entendre. Non, ce n’est pas un héros américain qui se fait trimbaler en voiture jusqu’à sa promise, mais un braqueur qui s’est fait serrer par les flics. Invention supplémentaire et que la voix d’Eddy sert à merveille, le saut de demi-ton au milieu du morceau qui donne plus d’emphase à la fin, un effet d’emballement (une bonne vieille technique de la variété). La voix, l’orchestration, chaque mot, chaque phrase, tout est parfait. Eddy a vraiment trouvé sa voie et l’emprunte seul. C’est tellement lui le taulier qu’il arrive même parfois à créer des confusions auditives d’une poésie rare, comme dans La dernière séance. Olivier Nuc, qui est un ami cher, entendait la même chose que moi quand il était gamin : « J’allai rude et solitaire à l’école de mon quartier. » C’est au moins aussi beau que la vraie strophe.