N’en déplaise aux conservateurs du Rock and Roll Hall Of Fame, la petite histoire de la musique pop moderne est pleine de disques passés aux oubliettes, et dont la valeur ne peut s’estimer au regard des exemplaires vendus, ni de leur descendance. La sensation de la redécouverte, c’est justement ce qui rend l’exercice de chercheur d’or auquel nous nous adonnons tous si passionnant, et les erreurs (rarement manifestes) ne se révèlent souvent que lors de la rencontre d’une subjectivité un peu snob avec l’un de ces disques laissés pour compte. Et tant mieux si le phénomène ressemble parfois davantage au frottement de deux babouches qu’à celui de la lampe par Aladdin. Ainsi, aujourd’hui encore, Section 25 est le groupe mineur de deux disques essentiellement réservés aux initiés : Always Now (1981) et From The Hip (1984). Alors, avouons-le avec tout ce que cela suppose de mauvaise foi : le plus beau disque de Factory, le plus fascinant et le plus inspirant – à défaut de profiter de l’immédiateté de ses concurrents – , est le fruit d’un des groupes de seconde zone du label mancunien. Pire encore, il s’agit d’un disque que le label de Tony Wilson n’a pas jugé bon de sortir chez sa noble maison-mère, laissant le rejeton à la filiale Factory Benelux. Enfin, comble du blasphème, le disque dont nous vantons ici les mérites, ne porte pas la griffe des deux figures tutélaires (et écrasantes ?) auxquelles sont associées les premiers disques de Section 25. Le remarquable travail de ciselage sonore de The Key Of Dreams n’est pas celui Martin Hannett comme sur le précédant Always Now, ni celui de Bernard Sumner comme sur le suivant From The Hip. Le disque d’entre-deux du groupe de Blackpool mérite pourtant une attention particulière, notamment pour tous ces défauts d’aura qui révélent nombre de qualités moins évidentes. Enregistré à la maison, dans le local de répétition du groupe de la cité balnéaire du nord de l’Angleterre (le SSRU) par le trio composé de Paul Wiggin, de Vincent Cassidy, de son regretté frère Larry et épaulé par Jon Hurst, The Key Of Dreams est le résultat de sessions d’enregistrement improvisées et triées sur le volet. « Nous souhaitions capturer l’esprit et la magie du moment passé lors de nos sessions d’improvisation au SSRU, expérimenter sans retenue nos idées. Aucun des morceaux de The Key Of Dreams n’a été répété ; chaque première prise de son a été la prise finale. Cela n’aurait pas pu arriver avec Martin Hannett dans le superbe studio où nous avions enregistré Always Now », se souvient Vincent Cassidy. Loin de certains axiomes post-punk de son époque telle que l’éprouvante tension nerveuse du couple basse-batterie typique des premières productions de Martin Hannett pour Factory (Joy Division ou A Certain Ratio), il s’agit de l’oeuvre autoproduite d’un groupe qui n’a jamais été aussi libre, et qui semble, avec le recul, devancer de dix années les productions qui lui sont contemportaines (en premier lieu, le savant post-rock de Bark Psychosis). On y côtoie dans un équilibre fragile le krautrock, le dub, des touches de jazz, les premières effluves du shoegazing (No Abiding Place), les prémices du slow core (Once Before) et l’influence (plus discrète qu’on ne le prétend) de la Metal Box de Public Image Limited. Lenteur, lancinance, menace sournoise, vertige de la liberté, angoisse métaphysique, The Key Of Dreams qui emprunte son titre à René Magritte et à l’ouvrage antique d’interprétation des songes d’Artémidore d’Ephèse, est un disque malade à la beauté précaire, hanté par ce surréalisme sombre que l’on ne rencontre guère que chez les véritables mystiques contrariés par l’absence divine. Alors qu’Always Now semble terrien, entièrement maîtrisé et solidement ancré dans sa rythmique, The Key Of Dreams est aux antipodes, comme bercé de moments de flottements. Entre le possible et le tangible, on sent que l’édifice peut s’écrouler à chaque mesure : « You snivelling wretch, you cheated your way into the world. Snivelling wretch, no hope precedes fulfillment. External collapse is inevitable », comme le murmure si bien Larry (Wretch). Si Emil Cioran s’était intéressé au post-punk autant qu’à Bach et Messiaen, il aurait probablement élevé ce disque au pinacle et aurait trouvé chez les frères Cassidy de jeunes âmes-soeurs. C’est ce qu’ils demeurent pour nous…
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