Sammi Smith, Looks Like Stormy Weather 1969-1975 (Ace Records)

Sammi Smith, Looks Like Stormy Weather 1969-1975 (Ace Records)Depuis quelques années déjà, les compilations coordonnées pour le compte de Ace Records par Bob Stanley (Saint Etienne) en sont venues à constituer une source presque inépuisable de découvertes et quasiment une modalité à part entière d’exploration de l’histoire musicale. En ces temps d’écoulement ininterrompu du flux musical et de zapping instantané, il apparaît en effet de plus en plus essentiel de prendre le temps d’écouter les points de vue avisés d’un guide érudit et pertinent, susceptibles de discerner de la cohérence dans ces passés fragmentés. De toutes ces collections thématiques copieusement garnies, Choctaw Ridge – New Fables Of The American South 1968-1973 (2021) reste sans doute l’une des plus remarquables. Y était méticuleusement décrite l’émergence, au tournant des années 1970, d’une nouvelle scène country qui, dans le sillage du succès de Bobbie Gentry, avait trouvé à s’épanouir en élargissant les frontières musicales d’un genre parfois trop confiné et qui, souvent du côté de Los Angeles, s’était ouverte aux tendances instrumentales contemporaines, notamment aux arrangements ambitieux et joliment bizarres d’une nouvelle variété teintée de psychédélisme.

Sammi Smith
Sammi Smith

Au fil des 24 morceaux documentant cette métamorphose, on croisait des noms familiers – Lee Hazlewood, Michael Nesmith, Waylon Jennings – et d’autres qui l’étaient beaucoup moins. C’est à ce générique pimpant qu’est donc apparu celui de Sammi Smith. Le coup de foudre a été immédiat pour ce seul titre – Saunder’s Ferry Lane – où le décor méticuleusement planté pendant deux couplets, jusqu’aux moindres détails de la météo, sert de toile de fond à l’expression nostalgique et pudique de la perte. De quoi attiser – et c’est devenu rare – un manque, une envie irrépressible d’exploration et de découverte qui trouve, quelques mois plus tard, à s’assouvir enfin grâce à cette compilation qui recense les jalons les plus marquants des six années passées dans le giron de Mega Records, un label fondé en 1970 à Nashville par un ancien de chez RCA Victor, Brad McCuen et dont Smith devint alors la figure de proue, le temps d’y enregistrer pas moins de sept albums.

Lorsqu’elle entame cette partie la plus marquante de sa carrière, Sammi Smith possède déjà une solide expérience. Elle laisse alors derrière elle les deux premières décennies d’une vie qui demeurera, jusqu’à son terme, condensée, presque trop rapide – mariée à 17 ans, divorcée à 23, mère précoce de trois enfants, décédée prématurément en 2005, la soixantaine tout juste atteinte. Difficile de ne pas voir dans ce déroulement abrégé des ans une des sources de ce talent bouleversant d’interprète – et même parfois d’auteur puisque chacun de ses albums contient au moins un titre de son propre cru. Repérée par Johnny Cash dès son arrivée à Nashville en 1967, elle signe un premier contrat sans lendemain chez Columbia. A défaut d’un succès immédiat, elle y rencontre cependant Kris Kristofferson, alors simple aspirant songwriter et concierge des locaux du label à ses heures les plus lucratives, avec lequel elle noue une amitié solide. C’est à Smith qu’il confie le soin d’enregistrer les premières versions de quelques-unes de ses compositions les plus mémorables – Me And Bobby McGee, Sunday Mornin’ Comin’ Down et surtout Help Me Make It Through The Night qui vaut à Smith une bonne partie de sa renommée et son seul succès commercial de grande ampleur et sa seule incursion dans les charts non spécialisés, à la huitième place du Billboard en 1970. Judicieusement placé en fin de la compilation, cet unique tube ne projette aucune ombre sur l’ensemble de morceaux largement aussi remarquables.

Sammi Smith et Willie Nelson, 1973
Sammi Smith et Willie Nelson, 1973

Proche des figures majeures du mouvement Outlaw – Kristofferson donc, mais aussi Guy Clark, Willie Nelson et Waylon Jennings – qui tentent alors, depuis son centre névralgique de Nashville, de réformer la country en la purgeant de ses dérives les plus stéréotypées pour en revenir à une forme d’expression plus brute, Smith partage avec tous ses confrères mieux connus une même volonté de faire surnager les intentions intimes en les extrayant du carcan des codes trop rigides ou trop établis. Ici, les récits relèvent certes, pour la plupart, d’une trame générique clairement identifiable. Des histoires presque triviales d’abandon toujours profondément incarnées, jusque dans leurs moindres détails réalistes – un vêtement abandonné sur une chaise, des mégots qui trainent, encore fumants, dans les cendriers et laissent planer quelques instants encore la présence évanouie de l’être aimé. « Coffee cups and beer cans on the floor/Nothing seems to matter anymore » chante-t-elle ainsi sur This Room For Rent. Tous ces artefacts matériels et, pour partie, convenus sont ici imprégnés d’une tristesse rendue presque palpable par l’absence totale de pathos ou d’effets dans ces interprétations sobres et déchirantes, presque rectilignes dans leur résolution. Il y a bien des choses qui rappellent Dusty Springfield dans ce mélange toujours bien proportionné de suavité et de rudesse, dans cet art maîtrisé du chant consistant à surligner en creux les sentiments, à mieux mettre en valeur les pleins en se contentant de délier avec précision les mots et les notes.  Composés pour la plupart par Jim Malloy, collaborateur de Duane Eddy et de Townes Van Zandt, les arrangements, où la guitare et les éléments rythmiques basiques côtoient souvent les cordes classiques, sont soignés, presque conventionnels. Rien de trop clinquant qui pourrait détourner de l’essentiel et atténuer les nuances d’une voix toujours mise en valeur. Elle finira pourtant par se taire quelques années plus tard, après un bref détour sur d’autres labels – Elektra, Sound Factory Records – dans la seconde partie des années 1970. A partir de 1975, ses préoccupations majeures sont d’un ordre tout autre : elle se consacre de plus en plus exclusivement à la préservation de son héritage amérindien et s’installe dans la réserve Apache de San Carlos en Arizona, où elle adopte deux enfants et dont elle ne sort plus que pour de rares et brèves incursions dans les studios et sur les scènes. Ne reste donc, pour ce qui est de la musique, que ce legs capital et méconnu, l’un des plus émouvants témoignage de cette époque de liberté et de transition où les cloisons qui séparaient la country et la pop semblent s’être miraculeusement affaissées.


Looks Like Stormy Weather (1969-1975) par Sammi Smith vient de sortir chez Ace Records, en écoute sur le site du label.

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