La pop n’a jamais été particulièrement bien équipée pour restituer le gigantesque entre-deux du sentiment amoureux. Et pour cause. Musique adolescente conçue pour accompagner les découvertes juvéniles, elle s’est essentiellement concentrée sur l’évocation des brasiers initiaux de la passion et des tourments hyperboliques de la séparation. Le coup de foudre à un bout, la rupture à l’autre. Entre temps, pas grand-chose à chanter du couple et de son quotidien quand ils ne sont plus imprégnés de l’élan extatique originel – et avec toute l’admiration due à Graham et Joni, Our House, ça va cinq minutes : on ne passe pas une vie à s’ébaubir quand l’autre a simplement le bon sens de donner à boire aux fleurs qu’on vient d’acheter au marché – et qu’ils n’ont pas pour autant amorcé un quelconque déclin. Que trouver à dire d’intéressant quand rien ne change ? Peut-être simplement que derrière les apparences du calme plat se dissimulent ces petites touches incrémentales d’approfondissement qui naissent, imperceptiblement, du partage des routines et de l’accumulation des souvenirs communs. Et des épreuves aussi, qui confirment parfois ce que l’on savait depuis longtemps mais qui peuvent révéler aussi une partie encore cachée de cette même vérité implacable – à quel point il semblerait impossible de les affronter avec quelqu’un d’autre que l’être aimé. Heureusement, quelques-unes de nos idoles adolescentes ont eu le bon goût de vieillir avant nous et d’éclairer cette partie tout aussi essentielle du chemin. De plus en plus loin des débuts, de plus en plus proche des échéances dramatiques.
La femme de Robert Forster, Karin Baumler, a appris qu’elle était atteinte du cancer en juillet 2021. The Candle & The Flame ne se réduit pas aux résonances intimes de cette annonce, bien évidemment, mais il en porte indéniablement les traces. Tout commence ici par l’évocation d’une figure féminine, assez semblable à celles qui peuplent les chansons de Forster depuis des décennies. Il y a longtemps, il a été de ceux qui ont accompagné nos premières prises de distances heureuses avec les stéréotypes et ont rendu séduisantes les relations amoureuses à contre-pied. Karen, bien sûr – et beaucoup d’autres – ont compté énormément alors que l’on n’avait jamais entendu pareil alignement entre le désir et l’intellect et qu’on était à l’affût d’une version de l’hétérosexualité émancipée des restrictions du genre. Aujourd’hui, le portrait est presque réduit à l’état d’ébauche – deux minutes, deux vers et deux lignes de guitares ressassées comme un mantra. She’s A Fighter – c’est son titre – a été composée dans l’urgence des premiers traitements. Et pourtant il y a comme une première impression rassurante à constater que ce qu’il valorise du féminin n’a pas varié d’un iota : la force, l’authenticité, le caractère au moment même où le corps se trouve en état de faiblesse.
Dans ce contexte particulier, Forster n’invente rien mais réinvente un peu tout : cette forme d’épure vers laquelle on l’a toujours entendu tendre, cette aspiration dépouillée à l’essentiel – les chansons presque réduites à leur squelette et leur système nerveux. Le temps – il en est beaucoup question, c’est inévitable – n’a jamais été aussi compté et précieux ; les ornementations superflues n’ont moins que jamais lieu d’être. Tout en s’inscrivant dans la continuité de ses deux précédents albums – et notamment d’Inferno, 2019 – Forster semble s’éloigner encore plus résolument du pathos et condenser encore davantage son propos et son écriture en cherchant à saisir ici les chansons dans leur version la plus simple, la plus proche de l’instant du surgissement. Entouré de quelques proches – son épouse donc, pour quelques chœurs et autant de touches de violon, mais aussi son fils Louis et sa fille Loretta, Adele Pickvance, l’ancienne bassiste des Go-Betweens et le fidèle et très discret Victor Van Vugt pour une mise en son parfaite – il se livre, tantôt sans détour – Tender Years, une des plus belles déclarations d’amour adulte jamais composée – tantôt avec cette petite pointe de distance ironique qui lui sied si impeccablement – I Don’t Do Drugs I Do Time.
La famille est donc omniprésente, qui soutient et accompagne. Celle du cœur aussi qui ressurgit au fil des souvenirs – When I Was A Young Man qui vient clore The Candle & The Flame sur quelques réminiscences touchantes des débuts du parcours musical et où quelques-uns des héros de jeunesse disparus – Lou Reed, David Bowie, Tom Verlaine – sont présentés sous les traits de grands frères libérateurs. Grâce leur soit rendue pour avoir initié la longue route qui a fini par conduire jusqu’à ce brillant éloge de la sobriété digne.
Robert rhabillé pour l’hiver !
Fabiola on en reparlera lorsque tu auras son âge …
(help the aged ! … RIP Steve Mackey)